Tout d’abord, Spao crut avoir des hallucinations. L’espace est fertile en dangers pour le psychisme de ses navigateurs et, après le vertige des plongées subspatiales, tout est à craindre.
L’astronome appela à l’aide. Ce fut Luddy Clark qui fut consulté et, à son tour, examina les écrans qui montraient l’horizon céleste sur deux cents grades.
Le jeune médecin pâlit.
– Enfin !… Ce n’est pas possible !… Verga n’a pu se tromper. Ou alors, les pilotes-robots sont déréglés !
En tout cas, on était sûr de ne pas avoir atteint la constellation signalée par la carte mystérieuse et repérée depuis Hixxi.
Luddy Clark et Spao, bouleversés, alertèrent Verga et ses officiers et, naturellement, Coqdor lui-même.
Tous, dans la cabine de repérage astronomique, se penchèrent sur les appareils. Tout fonctionnait bien et les écrans montraient un cortège impressionnant de soleils.
Il y en avait… il y en avait trop !
Verga jura par le créateur du cosmos et, voulant penser qu’il y avait quelque chose de déréglé dans les télescopes électroniques, monta à la coupole supérieure du Javelot. Là, à travers la paroi de dépolex, on voyait à l’œil nu l’immensité.
Les uns après les autres, ils regardèrent et demeurèrent sans voix.
Le Javelot évoluait dans un domaine spatial absolument inconnu, mais sans rapport avec celui souhaité.
Le commodore et les siens s’étaient-ils trompés dans la préparation de la plongée ? Était-ce une déficience des appareils-robots auxquels, pendant le passage, on était bien obligé de confier l’astronef ? Ou le subespace, fertile en traîtrises, les avait-il jetés loin de leur but ?
Un fait semblait certain : le Javelot était perdu dans l’univers.
CHAPITRE VII
Un navire qui file à travers l’espace sans but déterminé… Un équipage qui ne sait plus où il va ni où il doit aller. Des hommes désemparés qui se penchent sur un problème dont la solution leur semble difficile, et qui les met tous en péril !
– Une erreur ! répète le commodore Verga pour la centième fois. Mais où et comment s’est-elle produite ? J’ai refait mes calculs. Ils se révèlent exacts, du moins selon la logique et la mathématique. Et la plongée devait nous amener au bon endroit, alors que nous sommes dans une constellation parfaitement inconnue ! Les machines, alors ?
Les techniciens les plus éprouvés sont penchés sur les pilotes-robots. Et tout est en ordre. Cela fonctionne à merveille, avec cette précision, cette docilité, cet ordre absolu que les humains ont réussi, après des siècles de recherches et de travail, à insuffler à leurs robots, mobots et biobots.
Normalement, cela aurait dû marcher, et le Javelot aurait du émerger face aux étoiles indiquant l’entrée du formidable tunnel intermondes.
Normalement ! Mais dans la pratique, on est arrivé dans un domaine parfaitement ignoré des hommes ! Et la parole est à Spao lequel, d’ailleurs a été le premier à s’apercevoir de la catastrophe.
Coqdor, comme toujours, a voulu remonter le moral de ses compagnons :
– Ne parlez donc pas de catastrophe ! Cela eût pu être bien pire. Rappelez-vous le sort du Saphir du Ciel, que menait le commandant Fertis et qui, passant par le subespace, se retrouva à demi encastré dans la masse de la planète Fadaoo de la constellation du Verseau. Fertis n’a pu sauver que la moitié du navire et de l’équipage. Tout le reste étant réintégré en plein granit. Et le Cinderella, mené par le capitaine T’Erg, un coplanétriote de Spao, homme de grand mérite. Il a été projeté dans un de ces gouffres d’espace dont on ne revient pas. Il a pu envoyer des messages par radio qui, on ne sait comment, ont été captés, et il a raconté sa mésaventure et les choses fantastiques qu’il découvrait. Et puis le silence s’est fait sur le Cinderella… Nous, au moins, nous vivons sur un navire intact. Nous sommes peut-être – et encore – dans une portion inconnue de cette galaxie. Mais non dans un abîme. Courage donc !
Ces paroles pleines de bon sens et de vaillance relevèrent un peu le moral de tous.
Sauf, sans doute, celui de Luddy Clark.
Coqdor secoua vigoureusement son camarade d’université. Il lui reprocha avec véhémence de se laisser aller ainsi. Mais il est vrai que Luddy était plus qu’un aventurier de l’espace comme les autres ; c’était aussi un amoureux. Mais cela agaçait un peu le chevalier de la Terre.
Il y avait quelque chose, dans tout cela, qui lui échappait. Spao n’était pas un imbécile. Il poursuivait ses études stellaires sans rien comprendre cependant. Et Verga était un matelot du ciel de première force. Ce qui ne l’avait pas empêché de lancer son navire dans ce domaine énigmatique.
Les laissant à leurs travaux techniques et aux vérifications, le chevalier s’isola dans sa cabine. Seul, Râx accompagnait son maître et sifflait très doucement, blotti contre la couchette. Coqdor venait de s’y jeter, après avoir échancré son col, quitté ses bottes, desserré sa ceinture.
Ainsi, parfaitement à l’aise, il s’était étendu confortablement, les bras le long du corps, ayant fait l’obscurité dans la cabine. Les yeux clos, il s’était étendu un instant. Puis son front avait commencé à se plisser, des gouttes de sueur perlaient à ses tempes, et la bouche joliment dessinée de Coqdor était tiraillée, par instants, de brefs tressaillements.
Le chevalier s’échappait littéralement de son corps, et son esprit fluidique, projeté par sa volonté, s’évadait et sondait le monde, quêtant la solution.
Tandis que Spao et son télescope électronique essayaient en vain de déterminer quelles étaient ces étoiles, Coqdor, lui, fonçait vers elles, du moins en pensée.
Et son corps, toujours à bord du cosmaviso, recevait par bribes les renseignements que ses propres ondes-cerveaux glanaient dans l’immensité.
Longtemps, il lutta ainsi . Râx ne bougeait pas. Selon son habitude, le pstôr avait rabattu ses ailes autour de sa tête et, flairant que son maître entreprenait quelque chose d’important et de douloureux pour lui, il sifflait très doucement, sur un mode nostalgique, comme s’il partageait les angoisses du voyant.
Enfin, l’expérience cessa. Coqdor se releva, baigné de sueur. Un instant, il regarda autour de lui, comme un dormeur brusquement arraché à sa quiétude. Et puis il bondit de sa couchette, bouscula le pstôr qui n’y comprit rien et se précipita, pieds nus, débraillé, à travers l’astronef.
– Commodore Verga ! hurlait Coqdor. Luddy ! Spao !
Râx s’était élancé à sa suite et bondissait sur ses membres extraordinaires ou voletait dans les étroits couloirs dont les parois lui meurtrissaient les ailes.
Luddy, qui s’était réfugié au bar et venait d’avaler trois Gilbey’s, coup sur coup sans parvenir à effacer l’image de Strya, entendit les cris de son ami. Pour que le chevalier fût dans un tel état, il fallait une raison d’importance.
Il avala d’un trait son quatrième scotch et se précipita. Il trouva Coqdor auprès de Verga et de Spao, dans la cabine d’astronomie. Deux autres officiers accouraient aux aussi, alertés par cet état étrange de la part de Coqdor.
– Luddy ! lui cria Coqdor ; rien n’est perdu ! Nous sommes sur la bonne voie ! Le tunnel… le tunnel est là, pas très loin… enfin… à quelques heures de lumière tout au plus !
Le docteur Clark, dont l’esprit était un peu embrumé par l’alcool, se rua sur lui.
– Coqdor ! Coqdor ! Ce n’est pas vrai !
– Si… Tu comprends ? Ce sont les Astrospectres !…
– Les Astrospectres ?
– Oui. Comme on voit des Hobbals ou des Syrrax qui ne sont que des apparences photoniques, ou des astronefs semblables, on a photographié des étoiles factices ; tu sais cela ?
– Oui, je… Ah ! j’ai compris !
Il était dégrisé du coup. Râx gambadait en sifflant joyeusement. Tout cela échappait au fidèle animal, mais il comprenait seulement que son maître et tous les autres étaient contents.
Et déjà, à bord du Javelot, on s’organisait.
Coqdor avait certainement raison. On était bien arrivé à l’endroit voulu du cosmos. Seulement, l’aspect de la constellation – son aspect seulement – avait été modifié.
Il y avait trop d’étoiles, avait dit Spao. Et le Vénusien avait dit le mot juste : cette prolifération d’astres avait paru suspecte à Coqdor qui en avait cherché la raison.
Renonçant au raisonnement, il avait préféré la voyance. Et il s’était rendu compte de ce qui s’était passé.
Une fois de plus, c’était un tour des Hobbals. Les fantômes lumineux essayaient par tous les moyens d’interdire aux humains de gagner la suprême planète. Le marin boiteux avait voulu parler et il avait payé de sa vie. Les photos avaient été dérobées à Clark et à Coqdor. Enfin, les voyant arriver près de l’entrée du tunnel, sachant qu’ils ne pouvaient se repérer que grâce à la position des étoiles indiquée par la carte-archipel de Hixxi, ils avaient suscité – Dieu sait comment – de ces soleils spontanés comme on en avait repérés dans la constellation 1026.
Le procédé était enfantin dans son principe. C’était, ainsi que le précisa le commodore Verga, du camouflage par saturation. Dans toutes ces étoiles qui, par leur apparition, modifiaient totalement l’apparence de la constellation, impossible de savoir où étaient les astres réels.
Du moins à l’œil ou au télescope. Car les humains avaient inventé depuis longtemps un bon moyen d’entrer – même de très loin – en contact avec les corps célestes.
Tandis que Luddy reprenait espoir et, comme tous les amants, passait de la prostration à l’exaltation la plus saugrenue et envoyait de grandes tapes sur les épaules du chevalier, Spao braquait de nouveau ses télescopes et en synchronisait l’azimutation avec un certain appareil mis en batterie à bord sur les ordres de Verga.
Il s’agissait du laseradar, combiné de laser et de radar, dont on avait démultiplié la vitesse en agissant sur les photons. Cent fois plus rapide que la lumière, le rayon rouge émis d’un cristal de rubis prenait alors les propriétés de l’onde radar et revenait à son point de départ.
Spao calculait l’orientation convenable, et le rayon était lancé sur les différents astres qui apparaissaient devant les cosmonautes.
À partir de ce moment, cela se déroula très vite.
Verga se tenait dans la cabine de pilotage. Devant lui, une table-écran, inclinée à quarante-cinq degrés, reflétait l’horizon céleste du Javelot. Il attendait que vienne s’inscrire, en points lumineux, la figuration des astres touchés par le laseradar en magnitude convenable.
De nombreux rayons furent émis. Beaucoup se perdirent dans le vide, pour l’excellente raison qu’ils ne rencontrèrent que les Astrospectres, projetés par les Hobbals, et que ce simulacre uniquement visuel ne possédait pas la base atomique nécessaire pour former écran et arrêter le rayon rouge.
Par contre, heurtant les véritables soleils de la constellation, le laseradar revenait aussitôt. En peu d’instants, Verga, émerveillé, vit s’inscrire sur son écran de contrôle les divers éléments d’une constellation qui représentait très exactement celle indiquée sur le lac de Hixxi.
Coqdor et Luddy Clark, debout derrière lui, s’émerveillaient eux aussi, et le jeune médecin, fou de joie, recommença ses exubérances.
Le commodore le rappela à l’ordre. Un peu penaud, Luddy s’excusa, et Coqdor l’entraîna.
– Grâce à toi, Coqdor, lui dit-il un peu plus tard, alors que nous étions égarés par ces maudits Hobbals, nous avons pu aller à la pêche aux étoiles. Et nous avons revu, rigoureusement indiquée par le laseradar, la réplique de la constellation cherchée. Ces deux soleils formidables, là-haut…
– Oui, dit gravement le chevalier ; entre eux s’ouvre le gouffre de vide, le tunnel intergalactique. Et à l’autre bout, il y a peut-être l’extrémité du monde, la limite, si toutefois le marin boiteux n’a pas menti.
– En doutes-tu, Coqdor ?
– Non, dit le chevalier ; je pense qu’il était sincère. Je sondais son esprit et ne trouvais que véracité dans ses pensées. D’ailleurs, c’est pour cela que les cyclopes l’ont assassiné !
Mais déjà le commodore Verga avait relancé le Javelot. On était à moins de six heures de lumière de la portion de ciel où devait se trouver l’orifice du tunnel, sinon le tunnel lui-même, dont on ignorait les dimensions.
Ce fut, de nouveau, une période énervante, surtout pour Luddy Clark. Coqdor, excédé, finit par lui enjoindre d’aller dormir.
Naturellement, le jeune homme répondit qu’il était bien trop survolté pour prendre le moindre repos. Il ne pensait qu’à Strya, et le chevalier lui rappela gentiment qu’il s’en fallait encore de cent milliards d’années de lumière ou à peu près, pour qu’il retrouvât l’élue de son cœur.
– Tu ne veux pas dormir ? Mais il ne serait pas bon que tu te remettes à boire. Tu ne veux vraiment pas te coucher ? Regarde-moi dans les yeux.
Luddy Clark obéit. Mais à peine eut-il rencontré le regard vert du chevalier qu’il cilla légèrement, bâilla et fini par avouer :
– Mais c’est vrai, que j’ai sommeil !…
– Eh bien, va te mettre au dodo, mon grand ! Cela te fera le plus de bien possible.
Luddy, vaincu, subjugué par le regard hypnotique du voyant, s’en alla tandis que Coqdor lui criait en riant :
– Fais de beaux rêves !
– Je rêverai de Strya !
– J’en suis persuadé…
Débarrassé de Luddy Clark, Coqdor, que flanquait immanquablement Râx, rejoignit le commodore Verga au poste de commandement.
Devant eux, c’était l’immensité. On voyait toujours les Astrospectres, mais qu’importait… Le piège des Hobbals était éventé et le laseradar sondait en permanence les profondeurs intersidérales afin de garder le Javelot dans la bonne voie et de ne pas le lancer vers un soleil factice, une étoile simulée.
On approchait des deux astres entre lesquels devait s’ouvrir le tunnel géant.
– Ils sont à trois années de lumière l’un de l’autre, annonça Spao par l’interphone. Cela fait un joli gouffre.
– Nous y arriverons, dit Verga. Le laseradar cherche.
Un faisceau de rayons rouges partait du cosmaviso et fouillait le ciel. Des étoiles plus lointaines étaient touchées et s’inscrivaient sur l’écran de contrôle. Petit à petit, on réussit à circonscrire une zone qui semblait d’ailleurs très noire, dénuée de toute brillance, située très exactement entre les deux grands soleils. Le laseradar passait de part et d’autre de cette zone et finissait toujours par toucher des soleils extrêmement éloignés, voire quelques planètes satellites de la constellation où évoluait le cosmaviso.
Mais petit à petit, on se rapprochait, et les cosmonautes se taisaient.
Une étrange sensation étreignait leur cœur. Devant eux, ces hommes accoutumés à voir toujours des étoiles, si lointaines soient-elles, des points démesurément éloignés qui étaient les galaxies extérieures, ne distinguaient plus rien.
Il y avait une sorte de disque noir, un trou dans l’espace, ainsi que le spécifia Spao, grand spécialiste de l’observation céleste.
Le laseradar trouva quantité de corps célestes alentour. Puis plus rien, juste en face du Javelot ; et le technicien préposé en avertit le commodore.
– Messieurs, dit Verga, d’une voix un peu changée, je pense que nous voilà face au tunnel de l’espace. Nous ne savons rien de lui, mais nous y serons dans moins d’une demi-heure de lumière.
Le silence régna à bord. Chacun était à son poste. Le laseradar avait été de nouveau mis en batterie, cette fois pour tenter de sonder ce qu’on eût pu appeler les parois du tunnel, probablement de dimensions impressionnantes.
Le disque noir, absolument neutre, grandissait sans cesse au fur et à mesure que le cosmaviso s’en approchait. Bientôt, il parut envahir tout l’horizon céleste.
– Il serait dommage, dit Spao, que notre ami Luddy Clark manquât l’entrée dans ce gouffre exceptionnel.
– Vous avez raison, répondit Coqdor au Vénusien, je vais le réveiller.
Il ne bougea pas de son poste mais, tout en caressant la tête de Râx qui sifflait de plaisir, il envoya mentalement à Luddy un message destiné à le réveiller et à le faire venir.
Tiré de sa torpeur, l’amoureux de Strya accourut. De la coupole supérieure de l’astronef, il vit qu’on pénétrait dans un abîme ténébreux.
Chose curieuse. Le tunnel devait avoir une paroi, mais maintenant, le laseradar ne la contactait plus. D’autre part, le faisceau de lumière rouge projeté en avant ne revenait pas.
– Comment le boomerang pourrait-il fonctionner ? dit Verga. Cent milliards d’années de lumière ! Mais par tous les bolides du cosmos, je ne doute pas d’être dans le tunnel ! Ce qui ne me dit pas comment nous parviendrons jusqu’au bout. Même à la vitesse luminique, il faut les cent milliards d’années, c’est donc impensable. Reste évidemment la plongée subspatiale. Mais c’est risqué, puisque nous ne savons rien de cette portion cosmique.
– Je pense, dit Coqdor, qu’il faudra bien en arriver là, Commodore ; sans cela, le Javelot risque de n’amener jamais à la limite du monde qu’un équipage de spectres.
– Nous en avons assez comme ça, des fantômes, avec les Hobbals et les Syrrax !
Ils étaient dans le gouffre. Tout était noir. Le laseradar se perdait non seulement en avant, mais aussi dans tous les azimuts, comme si le tunnel foré dans l’espace même, à travers de nombreuses galaxies et d’incommensurables abîmes de vide, échappait aux lois universelles et neutralisait jusqu’aux ondes.
Ils allaient. Un vertige noir les envahissait. L’astronef progressait, isolé dans ces ténèbres. Il n’y avait plus rien autour d’eux. Cependant, en se retournant, ils pouvaient voir un disque lointain qui allait s’amenuisant. Un disque qui était la portion d’espace visible par l’orifice du tunnel, et dans lequel on distinguait encore des étoiles.
Mais le cosmaviso allait si vite, que même ce disque ne fut plus qu’un point et finit par disparaître.
Ils continuèrent.
Ils allaient à l’aveuglette, et le laseradar se perdait dans toutes les directions sans plus jamais toucher le moindre corps céleste. Ils étaient isolés, perdus, aveugles…
Dans le noir…
CHAPITRE VIII
Le commodore Verga était en proie à une perplexité profonde.
Son devoir était tout tracé. On avait aperçu des navires inconnus et des astres mystérieux, spontanément apparus. Il avait pour mission de repérer les uns et les autres, de faire la lumière sur ces objets célestes inattendus.
Mais ce n’était pas aussi simple que ça. Jusqu’alors, la science, avançant de jour en jour, avait permis aux hommes, après la conquête de l’espace et les rencontres interplanétaires, interstellaires, enfin intergalactiques, de pouvoir évaluer les prestigieuses dimensions du cosmos, lequel méritait bien son nom d’origine (emprunté aux Grecs de la vieille Terre, la planète-patrie).
Il était l’ordre, l’harmonie. Partout on y retrouvait le merveilleux équilibre de la création et, dans la féerie végétale, les merveilles animales, la splendeur minérale, l’incomparable beauté de l’humain qui, partout, reflétait la volonté initiale.
Cependant, en dépit des vitesses luminiques, de la plongée subspatiale projetant des appareils d’un point en un autre, l’homme demeurait soumis à certaines limitations. On ne connaissait pas le nombre des étoiles de chaque galaxie, et encore moins le nombre de ces galaxies.
Chacun de ces univers-îles, dont l’ensemble paraissait danser un miraculeux ballet, avait pu se croire l’ombilic du monde. Mais les conquistadors célestes, sur leurs frêles astronefs, détruisaient cette vaine illusion. Le monde était si grand qu’on désespérait d’en connaître jamais la frontière, et sûrement, même si on la repérait, serait-il impossible de l’atteindre…
Le mouvement immense régnant sur le cosmos interdisait d’ailleurs aux plus subtils astronomes d’évaluer où pouvait bien se trouver la limite. On repérait toujours de nouveaux univers, on les photographiait, on les étudiait, mais souvent il pouvait ne s’agir que d’un mirage, la lumière de leurs astres étant peut-être éteinte depuis des milliers de millénaires.
Et puis un jour, sur Bételgeuse VI, un marin boiteux avait trouvé deux jeunes Terriens pour écouter ses divagations, et ils avaient hérité de ses photos après qu’il eut été tué par l’œil d’un cyclope…
Verga pensait à tout cela, alors que le Javelot s’enfonçait dans l’obscur.
Cette fois, on ne voyait plus rien en arrière. Mais la neutralité des parois du tunnel dévorait le laseradar et, vers l’avant, il était impensable de pouvoir atteindre aisément la galaxie suprême.
Il s’en était entretenu avec Coqdor, dont l’intelligence exceptionnelle lui était d’un grand secours.
– La 1026 a été cataloguée par nos savants. Ils l’estiment située à cent milliards d’années de lumière. Nul n’avait jamais supposé qu’elle fût, précisément, située à la limite. Et ce clochard, qui vous a parlé, prétend en revenir…
– Jusqu’alors, Commodore, n’a-t-il pas dit la vérité ? Nous avons eu affaire aux Hobbals et aux Syrrax. Leurs astronefs-spectres ont été aperçus, et nous sommes dans le tunnel !
Le commodore soupira.
– Oui, Chevalier, dans le tunnel ! Le laseradar va cent fois plus vite que la lumière. En admettant qu’il puisse contacter le monde situé devant nous, il lui faudra un milliard d’années, et autant pour revenir nous assurer de sa tangibilité.
L’homme aux yeux verts se mit à rire de bon cœur.
– C’est, en effet, un peu long, mon cher Commodore. Pourtant, la 1026 n’est pas inaccessible. L’astronef à bord duquel se trouvait le marin boiteux y est allé, et j’imagine qu’il n’a pas fait un aller et retour de deux milliards de rotations terrestres.
– La plongée, alors ?
– Je ne vois pas d’autre solution.
Verga serra les poings.
– La plongée est toujours risquée. Encore ne l’utilise-t-on que de point connu en point connu sans préjudice des erreurs toujours possibles, puisque l’homme est faillible, la machine fragile, et que les soleils et les planètes ne nous attendent pas toujours dans le mouvement perpétuel du monde. De là à faire un tel bond…
– En plongée, devenu masse infinie, c’est-à-dire rien qu’un point échappant au dimensionnel, un astronef peut aller à cent mètres de distance ou à cent milliards d’années de lumière avec autant de facilité.
– Oui, Coqdor. Mais vers un monde inconnu…
– Il faut risquer, Commodore !
– Je suis responsable de ce navire et de ceux qu’il porte.
– Je comprends vos hésitations. Mais vous n’avez pas le choix.
Verga se convainquit, avec l’aide morale de Coqdor, d’avoir à ne plus retarder le moment de la plongée.
D’ailleurs, à bord, tous, Luddy Clark, Spao et les autres assuraient qu’ils préféraient les périls de la plongée à cette navigation dans le noir, dans le rien, qui effrayait comme un enfer.
Sans cesse, on redoutait une nouvelle incursion des Hobbals, on espérait vaguement le retour des Syrrax. Luddy Clark surtout, bien entendu, mais il se désolait parce que la belle Strya semblait l’avoir oublié.
– Console-toi, Don Juan des galaxies, lui disait Coqdor, puisqu’elle t’attend à la limite…
Les cosmonautes étaient un peu énervés. Ils eussent presque préféré que les mystérieux Hobbals en viennent à tenter une attaque, tant il était déprimant de naviguer à travers de telles ténèbres.
Coqdor avait recommandé à tous de se souvenir de ses leçons. Les attaques des cyclopes pouvaient, en effet, être mortelles, et les hommes du Javelot avaient été conditionnés psychiquement pour lutter contre l’introspection cérébrale du rayon inconnu qui émanait de l’œil pinéal des ennemis des Syrrax.
Mais nul spectre lumineux ne se manifestait. Ni d’ailleurs, les Astrospectres, aussi invisibles et sans doute aussi improbables dans le tunnel que les astres normaux. Pourtant, le tunnel devait être d’un formidable diamètre. Verga, Spao et leurs amis se demandaient s’il n’atteignait pas une année de lumière ou presque. Mais la vérification était impossible.
– Pas plus de « navirospectres » non plus, disait Luddy Clark.
Les astronefs aperçus dans la Galaxie 897 – et qui avaient pu passer par ce trou dans l’espace – demeuraient inconnus des cosmonautes du Javelot.
Coqdor, lui, avait d’autres pensées à ce sujet. Il estimait que tous ces phénomènes luminescents, hommes, navires ou astres, devaient se projeter spontanément par un procédé inconnu mais qui devait correspondre au système des plongées subspatiales, c’est-à-dire être rapides comme la pensée, en translation absolue, hors-distances. Et le tunnel leur était inutile.
Maintenant, on était prêt pour la plongée.
Un instinct secret avertissait le chevalier de la Terre. Il ne pouvait croire qu’il n’y eût pas d’action quelconque de la part des Hobbals. Ils avaient tout fait pour tenter de saboter une envolée des humains vers la limite. Le tunnel serait sans doute pour eux un domaine idéal pour attaquer de nouveau.
– Prenez garde ! répétait-il à tous. Fermez les yeux si vous voyez un cyclope. Durcissez votre volonté. Tenez ! Tenez bon ! Et appelez à l’aide. À deux, on peut se défendre psychiquement car, alors, l’hypnose mortelle émanant de l’œil pinéal subit une dispersion qui l’affaiblit d’autant. Un homme isolé est bien plus vulnérable.
Des seringues étaient toutes prêtes, avec nombre de piqûres-électrolyses. Chaque cosmonaute en portait au moins une à sa ceinture. Mission était de se mettre à deux et de piquer le Hobbals à tout prix. L’expérience du lac de Hixxi avait été probante.
Verga avait terminé ses préparatifs. Les pilotes-robots étaient réglés pour lancer le Javelot à la folle distance de cent milliards d’années de lumière.
Chacun se retirait, s’étendait sur sa couchette. On allait dormir, un temps très bref, sous l’action du gaz spécial répandu automatiquement à bord. Et on ouvrirait les yeux dans la Galaxie 1026. Du moins on pouvait l’espérer.
Il ne restait plus, debout à bord, que Verga, Coqdor et le pilote qui resterait à son siège de manœuvre pendant la plongée.
Par l’interphone, le commodore, raclant sa gorge un peu contractée, interrogea les divers postes. Tous étaient en place. Chacun, étendu, anxieux, attendait.
Le Javelot fonçait toujours. Verga serra la main du chevalier.
– Gagnez votre cabine, Coqdor. Je rejoins le pilote et… à Dieu vat !
Il prendrait place au siège jumeau, comme c’était son rôle de commandant. D’un déclic, il libérerait le gaz somnifère à effet fugace. Puis pressant sur un levier, il jetterait le cosmaviso dans le subespace.
Coqdor, avec son inévitable pstôr, se dirigeait vers sa couchette quand il eut l’impression que le navire ne gouvernait pas droit.
Étendus, les cosmonautes ne s’en rendaient peut-être pas très bien compte. Mais lui sentait un curieux vertige le gagner, comme si l’astronef s’était brusquement déréglé, comme s’il tournait en rond.
Un soupçon le prit. Il ne voulut pas donner l’alarme mais courut vers le poste de pilotage.
Verga allait y pénétrer, quand Coqdor se précipita.
– Arrêtez, Commodore ! N’entrez pas !
– Pourquoi ? N’êtes-vous pas sur votre couchette, Chevalier ? Que se passe-t-il ?
– Je ne sais pas ce qui se passe ! Mais il se passe quelque chose ! Je le pressens ! Laissez-moi seul avec le pilote !
Il y avait dans sa voix une telle conviction, que le commandant du Javelot s’inclina.
– Soit ! Allez, Coqdor…
Coqdor entra dans le poste et referma soigneusement la porte. Il arrivait, les sens en éveil, prêt à la riposte en cas d’attaque. Pourtant, contrairement à ce qu’il aurait pu craindre, il n’y avait dans la large cabine aux commandes, aucun Hobbals luminescent.
Le pilote lui tournait le dos, assis au siège de droite. Celui de gauche, avec les commandes jumelées, appartenait, pendant les plongées, au commandant lui-même ou à l’officier désigné pour le suppléer.
– Pilote ! appela Coqdor.
L’homme ne bougea pas.
Le Javelot filait toujours à une vitesse insensée. Mais sur l’écran de contrôle, on ne voyait rien. Strictement rien. Les appareils ne reflétaient que le néant du tunnel intergalactique.
– Pilote ! répéta Coqdor en avançant jusqu’à lui.
Il lui posa la main sur l’épaule. Aucune réaction. Il le secoua un peu.
Alors, il le sentit fléchir, et tout le corps s’abattit, d’un bloc, sur le volant de pilotage.
– Dieu du cosmos ! râla Coqdor.
Il souleva le corps. L’homme avait encore les yeux entrouverts, mais le cœur avait cessé de battre.
– Mort ! Ils l’ont tué ! Mais…
Quelque chose d’invisible le gênait, l’assaillait de toute part. Le prestigieux cerveau médiumnique recevait l’afflux, mais y résistait déjà.
Heureusement car, presque immédiatement, Coqdor comprit ce qui venait de se passer et comment les Hobbals avaient assassiné le pilote qui s’apprêtait à plonger le cosmaviso dans le subespace.
Sur l’écran, de petits points brillants apparaissaient. Tout d’abord, Coqdor n’en situa pas la nature. Mais ils se précisaient et, au fur et à mesure qu’ils naissaient, comme des feux follets mortels dans l’épouvante de ce gouffre d’anéantissement, il comprenait ce qu’ils étaient, et une horreur sans nom naissait en lui.
Il souleva le malheureux pilote et, aussi délicatement que possible, le dégagea du siège, étendit le corps sur le plancher.
Puis il bondit en arrière, entrouvrit la porte, appela :
– Commodore !
– Je suis là. Coqdor, il faut plonger.
– Oui. Vous allez entrer. Vous viendrez vous asseoir à votre siège et, de là, vous me dicterez la manœuvre à accomplir.
– Mais ?… Le pilote ?…
– Mort ! Les Hobbals l’ont tué, avec leurs regards de mort ! Entrez, Commodore, mais attention ! Fermez les yeux et venez à l’aveuglette. Je vous prends la main, je vous guide.
Verga prononça quelque chose qui devait ressembler à un fameux juron. Mais il obéit. Il entra, les paupières serrées. Coqdor lui recommanda encore de se souvenir de ses leçons de judo mental.
– Vous allez sentir l’attaque hypnotique. En ce moment, vingt, ou cent, ou mille, ou cent mille Hobbals nous regardent.
– Vous, Coqdor ?…
– Je tiens. Je tiendrai encore quelques minutes. Le temps d’accomplir les gestes nécessaires. Après… dans le subespace, ils ne pourront rien !
– S’ils se matérialisent ici ?
– Je riposte, seringue en main. Mais non, ils n’oseront pas. Depuis le lac de Hixxi, ils doivent avoir peur. Ils préfèrent lâchement le meurtre par fascination.
Verga avançait en trébuchant, jurant comme un païen. Coqdor lui fit contourner le corps du malheureux pilote. Ce dernier aurait pu lutter contre un ou deux Hobbals, Coqdor ayant enseigné le judo mental à tout l’équipage.
Mais dix yeux uniques avaient concentré sur lui leur rayonnement, et il avait succombé, foudroyé par ces ondes redoutables.
Verga jura encore qu’il le vengerait. Coqdor le fit asseoir.
– Je vais prendre place près de vous, Commodore.
– Vous êtes… comment ?
La voix de Verga reflétait son angoisse.
– Ca va, assura Coqdor qui évitait de regarder vers l’écran pour ne pas être pris en face par le rayonnement maudit.
– Alors… je commence…
Un peu étranglée, la voix de Verga dicta :
– Le volant : appuyez sur la manette de réglage : quinze degrés droite… Vous voyez ?
– Oui, c’est fait.
– Bouton vert à la gauche de l’écran ! Appuyez à fond en tirant à vous la manette du petit cadran marqué en chiffres rouges. Quand l’aiguille indiquera soixante-dix…
– Un instant, dit Coqdor. J’entends…
Un sifflement léger se faisait remarquer. Coqdor, soudain furieux, se retourna.
– Râx ! Qu’est-ce que tu fais là ? Couché, Râx, couché !
Le pstôr cherchait son maître et profitait de ce que le commodore avait laissé la porte entrouverte.
Coqdor hurlait, craignant que le fidèle petit monstre ne fût pris dans l’éclat des yeux des Hobbals qui fourmillaient maintenant sur l’écran.
Râx, sans trop comprendre, sentait sur lui les mains puissantes du chevalier qui l’obligeaient à s’accroupir et à rabattre ses ailes membraneuses sur sa tête pour s’aveugler.
– Pour l’amour du ciel, vite ! gémit Verga. Nous perdons du temps ! J’ai les yeux fermés, et cependant je sens qu’on cherche à m’hypnotiser !
– Je suis à vous, Commodore. Couché, Râx ! Et ne bouge plus !
– Et moi ? demanda une voix. Est-ce que je dois, aussi, me coucher et ne plus bouger ?
– Mille météores ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Luddy Clark entrait et avançait dans le poste ; il s’écria :
– Le pilote ! Que s’est-il passé ?
– Luddy ! Fous-moi le camp !
– Mais je ne dormais pas ! On ne plongeait pas ! J’ai eu peur qu’il n’y ait un coup dur et je…
– L’écran ! Ne regarde pas l’écran !
Coqdor voyait Luddy Clark s’interrompre net et pâlir. Il venait d’accrocher le carrousel infernal fait des yeux des Hobbals, qu’on ne distinguait pas, à l’exclusion justement de cet organe redoutable.
Déjà la fascination le pénétrait, bien qu’il tentât de résister. Coqdor comprit qu’on perdait un temps plus que précieux et que tous ces incidents allaient le mettre lui-même à la portée de l’ennemi.
– Que les galaxies explosent ! hurla le commodore, assis, et les yeux toujours fermés. Docteur Clark, je vous ordonne de…
Il entendit un choc violent, la chute d’un corps. Coqdor gronde :
– Je l’ai assommé ! C’était la seule solution ! Les Hobbals allaient l’avoir ! Maintenant, je suis tranquille. Il ne les voit plus. Ils ne peuvent plus rien contre lui.
– Et contre vous, Coqdor ?
– Moi, je tiens !
– Vite, Coqdor ! On plonge…
– Je reprends ; le petit cadran, chiffres rouges. Cinquante… Soixante…
Soixante-cinq… Soixante-dix…
– Trois tours au volant majeur…
– C’est fait.
Le Javelot fonçait. Verga avait les yeux fermés, et ses paupières lui faisaient mal à force de serrer. Sur le plancher, il y avait le pilote, mort, Luddy Clark, assommé par le formidable crochet au menton que lui avait décoché Coqdor, et Râx, la tête dans ses ailes, qui sifflait en cadence, et c’était comme une plainte, la plainte du cosmaviso sur lequel s’acharnaient les yeux des Hobbals.
Et à bord, sur d’autres couchettes, des hommes qui s’étonnaient de ce retard à la plongée, qui suaient d’angoisse en se demandant ce qui allait se passer, ce qu’il convenait de faire si l’astronef ne s’échappait pas en masse infinie.
Coqdor était à bout. Maintenant, bien que résistant de toutes ses forces, il ruisselait, il suffoquait, tout en accomplissant les gestes que lui indiquait le commodore.
Sur l’écran, les points s’étaient rapprochés. D’énormes lucioles, jaillies des ténèbres, paraissaient s’appliquer contre la paroi même, constituant un rempart de dépolex entre Coqdor et l’inconnu.
Des yeux ! Des yeux partout !…
Des yeux plus effrayants parce qu’ils n’apparaissaient pas comme des regards normaux, bilatéraux, mais de ces yeux uniques, ces yeux de cyclopes, ces yeux de Hobbals qui tuaient rien qu’en fixant intensément leur victime pendant quelques secondes !
Démons inédits ! Monstres fascinants ! Vampires visuels !…
Coqdor serrait les mâchoires. L’hypnose, malgré tout, le pénétrait. Lui seul à bord, et sans doute dans tout un monde, était biologiquement capable de tenir devant un tel assaut. Mais d’autres Hobbals apparaissaient encore. Un fourmillement d’yeux flamboyants se pressait contre le hublot et il montait de la plaque de dépolex comme une marée d’effluves mentaux qui cherchaient à paralyser son cerveau pour l’amener à l’arrêt total, à la mort hypnotique.
Il analysait encore cet envahissement, comprenait qu’on lui commandait de mourir.
Et il tenait parce qu’il ne voulait pas.
Mais cent, mais mille volontés cherchaient à supplanter la sienne. Il accomplit, au prix d’efforts inouïs, les dernières manœuvres dictées par Verga. Râx sifflait de douleur, comme chaque fois que Coqdor était en péril ou en transes.
– Le bouton violet, Coqdor !… C’est la libération du gaz ! Dans deux minutes, nous dormirons tous !
Coqdor se sentit faible comme un petit enfant. Mais il appuya sur le bouton violet.
Il pensa que, maintenant, le Javelot fonçait dans l’immensité du tunnel intergalactique, au milieu d’une myriade de Hobbals dont on ne voyait guère que les yeux pinéaux, et que cela devait donner un bien curieux spectacle.
– Coqdor ! Dernier geste ! Manette… chiffre d’or n° 8 ! Un tour à fond !
Coqdor avança la main et sentit qu’il allait mourir. Le dernier effort, la dernière manœuvre…
Un million d’yeux de Hobbals cherchaient à le prendre dans une toile d’araignée, comme il n’en avait jamais existé dans le cosmos.
– Chiffre d’or… N° 8…
Sa main tremblait sur la manette.
« La force ! Mon Dieu… la force ! Je ne l’aurai jamais… »
– Coqdor ! appela Verga. Coqdor ! Est-ce fait ? Le gaz ? Je sens qu’il se répand ! Nous allons dormir ! Tout sera perdu !
La force de tourner la manette, chiffre 8, en un signe tout en or.
Râx, que le gaz soporifique berce lui aussi, siffle de plus en plus doucement. Il sombre dans le sommeil, comme Verga, comme tous ceux que porte le cosmaviso.
– Dormir ! C’est le gaz ! Je vis encore ! Ce n’est pas l’hypnose !
Coqdor se renverse sur son siège et ne bouge plus.
Près de lui, Verga dort. Râx a cessé de siffler. Luddy, encore étourdi, dort près du pauvre pilote, lequel ne se réveillera jamais.
Et tous les autres dorment sur leurs couchettes respectives.
Mais presque subconsciemment, Coqdor a pu faire encore tourner la manette qui jette le cosmonef dans le subespace.
Il y a encore des yeux de Hobbals sur l’écran. Mais ils s’éteignent.
Ils ont dû comprendre que c’était trop tard, qu’ils avaient perdu. Et d’ailleurs, eux-mêmes ne vont plus voir le cosmaviso.
L’action appartient aux pilotes-robots, déclenchés par Coqdor. Formidable gyroscope, le Javelot tourne sur lui-même, approche de la vitesse luminique, l’atteint, la dépasse, devient masse infinie. Et infini égale point.
Un point que le réglage transfère à cent milliards d’années de lumière !
Il n’y a plus rien dans le tunnel.
CHAPITRE IX
Lentement, le Javelot descendait vers le sol de la planète.
Ils s’étaient tous réveillés à peu près en même temps, et les cadrans horaires leur avaient appris qu’ils n’avaient pas dormi plus de dix minutes.
Mais ils se retrouvaient dans le tunnel et tout d’abord, il y avait eu, sur le cosmaviso, un moment de désespoir, voire de dégoût.
Coqdor avait ouvert les yeux, au poste de pilotage, auprès de Verga qui lui aussi, sortait de sa torpeur. Et sur le plancher, Râx commençait à étirer ses ailes, Luddy Clark se soulevait sur un coude et, de sa main libre, se frottait le menton.
Mais sur l’écran, tout d’abord, on n’avait vu que du noir, comme auparavant.
Le chevalier de la Terre, prudemment, avait regardé sur la plaque de dépolex. Il y avait au moins cela de bien, on ne voyait plus les lucioles menaçantes qui étaient les yeux cyclopéens des Hobbals.
Verga et tous les autres à bord se relevaient. On reprenait conscience et, avant tout, on déplorait la mort du pilote. Seulement, le fait de se trouver encore au sein du monstrueux tunnel abattait les volontés.
Il fallut que Coqdor aperçut un nouveau point lumineux sur l’écran, pour que l’état d’esprit changeât.
D’abord, il sentit son cœur se serrer. Un Hobbals ?
Verga, près de lui, s’approchait, mais le chevalier le repoussa.
– Ne regardez pas ! Je veux m’assurer…
Et puis le commodore et Luddy virent s’éclaircir le visage de Coqdor. Cette fois, il les saisit chacun par un bras, les attira près de lui, leur montra le point qui grossissait.
– Voyez-vous cette petite tache ? Elle va devenir plus vaste, plus lumineuse… Elle emplira tout l’écran !
– Par tous les orages du cosmos…, gronda le commodore ; serait-ce… ?
– Oui, Commodore. L’extrémité du tunnel ! Oh ! nous sommes encore à plusieurs heures de lumière !
On commençait à geindre, on se mit à se réjouir. Pourtant, il fallait rendre les derniers devoirs au pilote, victime des monstres à l’œil trois. On dit quelques prières tandis que le corps était désintégré dans l’appareil spécial du bord, aucun cadavre ne pouvant demeurer dans l’étroit espace réservé aux cosmonautes.
Et puis les survivants avaient su que Coqdor avait vu juste.
Devant le cosmaviso, la tache devenait un disque de plus en plus grand. Ce n’était plus l’atroce obscurité du tunnel, mais l’orifice approchait, et on commençait à y distinguer une fraction d’espace avec ces points brillants qui étaient autant de soleils.
On avait accéléré l’allure et, finalement, avec un soupir de soulagement, tous s’étaient retrouvés dans leur élément normal, le ciel astronomique, le monde des galaxies, laissant derrière eux cette grande flaque noire, trouant sinistrement l’immensité, l’entrée du tunnel.
On se retrouvait dans une galaxie. Mais laquelle ?
Alors, on avait fait le point, on avait cherché, étudié, calculé. Spao, tout particulièrement, voulait en avoir le cœur net. Et Luddy Clark, impatient plus que les autres ne l’avait guère quitté, l’aidant à refaire dix fois ses calculs.
Oui, on était dans une galaxie isolée. Et il était vrai que, dans certaine orientation, on ne trouvait plus au-delà aucune autre fraction d’univers.
Par contre, en prenant la direction du grand orifice, on revoyait des mondes, accumulés, du moins en apparence, puisque des millions d’années de lumière les séparaient les uns des autres.
Mais ce conglomérat factice, aussi peu condensé que l’atome dont les éléments sont séparés par des gouffres impressionnants, c’était bien l’ensemble de l’univers.
D’un ton un peu solennel, l’astronome vénusien déclara :
– Commodore, je puis vous affirmer que cette galaxie est isolée, que nul autre monde ne s’étend au-delà ! Nous sommes bien, sinon dans la Galaxie 1026 repérée par tous les systèmes, du moins dans une galaxie frontalière, face au néant infini.
Un frisson passait sur tous les hommes.
Ainsi donc, ils avaient bien traversé cent milliards d’années de lumière.
Coqdor compara alors leur astronef, lancé dans le tunnel intergalactique, au neutrino, à cette particule si infime qu’elle peut passer à travers les électrons sans jamais les heurter. Le tunnel, trouant littéralement l’univers, permettait à un astronef de se comporter comme cette miniature et de franchir des gouffres de temps-espace en évitant les innombrables mondes que ce conduit fantastique ne pouvait manquer de traverser.
Ils ne doutèrent plus, se repérèrent d’après les dires du vieux matelot, seules indications qui leur avaient été données. Ils découvrirent, après quelques jours de lumière, le monde de Hôwa-Tal, y firent relâche et prirent contact avec un peuple simple, pacifique qui parla, en effet, des Syrrax et des Hobbals, et leur signala le passage récent d’astronefs luminescents.
Luddy Clark était fou de joie et d’exaltation. Et Coqdor essayait, en vain, de l’apaiser.
Le Javelot repartit. Maintenant, comme on se trouvait dans un monde isolé, l’horizon stellaire était limité, du moins de façon relative. Spao eut la partie belle pour déterminer le dernier système de ce monde puis dans ce système, l’ultime étoile.
On fonça dans cette direction, et au fur et à mesure qu’on approchait, que les soleils se raréfiaient, Spao étudiait la position de la suprême planète, finissait par la situer dans le ciel et y menait le Javelot.
Et les cosmonautes, bouleversés, comme ils ne l’avaient jamais été à aucune escale, prirent pied sur la dernière planète du dernier soleil brillant à la pointe extrême du cosmos.
Un premier commando se prépara à débarquer, après les vérifications d’usage et quand il se fut avéré que l’atmosphère était suffisamment chargée en oxygène, que nul péril apparent ne s’annonçait dans l’immédiat.
Munis des combinaisons d’escale, Coqdor, Luddy Clark, Spao et dix hommes, bien équipés et armés, touchèrent un sol granitique, en terrain plat. À partir de là, les renseignements manquaient. Ni dans le récit du marin boiteux ni sur les fameuses photos que les Hobbals avaient réussi à dérober, rien n’indiquait comment se présentait le relief de ce monde.
– C’est un comble, rageait Luddy Clark. Nous avons réussi à venir au bout du monde, après avoir franchi un espace-temps que nul n’aurait sans doute jamais songé qu’il fût possible de franchir… et nous arrivons sur une malheureuse petite planète où nous risquons de chercher pendant…
– Peut-être pendant des mois, jeune poulain piaffeur, lui répondit Coqdor. Mais avec un peu de chance, cela ne demandera que quelques heures.
Spao, cependant, leur montrait le ciel. Et comme le jour baissait, comme le soleil, étoile oméga des galaxies, allait disparaître à l’horizon, le Vénusien et ses compagnons commençaient à découvrir la féerie nocturne.
Mais sur la dernière planète, le spectacle se révélait exceptionnel.
En effet, on voyait déjà, ainsi que le matelot clochard l’avait expliqué, que les étoiles ne scintillaient que dans une portion du ciel, couvrant à peu près la moitié du firmament apparent.
Au fur et à mesure qu’elles naissaient de l’azur qui tournait à l’indigo avec le crépuscule, on pouvait remarquer que la limite était visible.
D’une part, un ciel « normal » avec des constellations diverses et de ces points de grande magnitude, indiquant des galaxies.
D’autre part, plus rien. Pas la moindre petite poussière d’étoile !
– C’est bien la frontière du monde, râla le Vénusien. D’ici, nous ne pouvons découvrir qu’une partie de l’univers ! Cela forme un gigantesque croissant ! Nous sommes à la plage même du cosmos !
– À une des plages, rectifia Bruno Coqdor. Après tout, puisque nous avons atteint la limite, il faut bien se dire que nous ne sommes qu’en un point de cette limite. Imaginez donc les dimensions de l’univers ! D’ici, elles devraient être calculables.
– Oui, rêva Spao ; si nous en avions le temps.
– Nous pourrions aussi, en partant d’ici, et en suivant les bords de ce gigantesque croissant, virer autour du cosmos ! En faire le tour !
– Quel rêve ! dit le Vénusien.
– Mais, intervint Luddy Clark, cela serait encore du domaine du naturel. Tandis qu’au-delà, quand on sort de ce croissant d’étoiles, c’est… c’est quoi ?
Coqdor le regarda, le visage grave.
– Quelle question, Luddy… Après… ?
Lui-même n’osa prononcer le mot. Dire : le vide, le rien, le néant, l’au-delà, cela sonnait creux. Le langage humain pouvait-il exprimer ce que les âmes ressentaient, alors que les cosmonautes se retrouvaient à l’extrême frontière ?
Le bel indigo du ciel vira au violet plus sombre, puis au noir.
Le croissant d’étoiles s’arrondissait gracieusement. Des soleils flambaient, des milliards de petites perles de clarté roulaient au-dessus de leurs têtes, autant d’astres entraînant les planètes et couvant à jamais la vie, dans l’immense domaine donné aux humains.
On eut dit qu’un demi ciel seulement les dominait, comme une coupole à demi fermée. Mais l’ouverture géante donnait sur un infini tel, qu’ils n’osaient plus le regarder, qu’ils baissaient la tête avec un respect quasi religieux.
Luddy chercha à dire quelque chose.
– Le boiteux a parlé d’un fleuve… Si nous trouvions ce fleuve…
– Examinons toujours ce pays.
Le Javelot se dressait, posé sur une lande très caillouteuse. Au loin, on voyait des chaînes de montagnes. Et des lignes sombres qui, peut-être, indiquaient des forêts. On aurait pu attendre le lever du jour, mais les cosmonautes étaient trop impatients pour attendre, et ils se mirent en route.
Râx, tout heureux de pouvoir voler à l’aise, tournoyait dans l’air.
C’était un bien étrange ciel, que celui qui s’étendait maintenant au-dessus de leurs têtes.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, la rotation de la planète modifiait encore l’aspect général du firmament, et la frange stellaire indiquant la limite du monde paraissait reculer, laissant au-dessus d’eux une place toujours plus grande à l’immensité noire, au-delà de laquelle il n’y avait plus de galaxies, pas le moindre petit soleil, pas même un planétoïde.
Nul météore, nulle comète ne s’aventurait plus là. Les astronautes, progressant en silence, sentaient peser sur eux la formidable absence, sous ce gigantesque creux qui était l’après-monde.
Coqdor avançait comme dans un rêve mystérieux. Son esprit, hautement évolué, attentif aux grands problèmes métaphysiques, n’avait jamais été plus en éveil. Et cependant, il n’avait plus envie de parler. Il sondait cet inconnu qui le dominait et, plus que jamais, trouvait en lui-même, en un murmure très doux et très suave, la réponse à l’éternelle question que l’homme se pose.
Luddy semblait abattu, après la fièvre du débarquement. Il baissait la tête, comme d’ailleurs les autres cosmonautes. Il avait voulu venir à l’extrémité du monde pour retrouver Strya. Il y était. Et maintenant, il se sentait angoissé, comme si une formidable déception devait l’attendre.
Râx, lui, inconscient, était content de voler à l’aise et, sans doute, le pstôr ne pouvait-il comprendre l’attitude des humains qui marchaient avec cette allure accablée, si différente de l’exaltation qui les prenait généralement quand ils mettaient le pied pour la première fois, sur une planète nouvelle.
Mais sur quelle planète étaient-ils donc ?
C’était le bord du gouffre, la tranche de la grande falaise sur laquelle croissait l’humanité depuis des milliards et des milliards d’années, et les myriades de terres à elle données finissaient là.
Tout à coup, Luddy fit un bond et montra quelque chose. Plusieurs de ses compagnons avaient vu, eux aussi, ou cru voir.
– Un bolide ?
– Non ! Une soucoupe !
– Moi, je pencherais plutôt pour un astronef de belle taille.
– Quelle vitesse en tout cas !
– Il venait derrière nous, ou presque. Et il a filé par là…
– Comme s’il allait atterrir…
– En voilà un autre !
Cette fois, ils eurent le temps de le regarder, en dépit de son extraordinaire vitesse. Mais un cri monta du petit groupe.
– Un navirospectre !
C’était en effet un de ces vaisseaux spatiaux luminescents, signalés sur la Galaxie 897, à l’autre bout du tunnel, et semblable à ceux photographiés autrefois par les Syrrax. Les Hobbals avaient volé les clichés, mais les conquérants du ciel en avaient le souvenir précis.
– Les Hobbals ! cria Luddy ; ce sont les Hobbals ! Et ils vont par là… Ils attaquent ! Ils attaquent les Syrrax ! Il faut y aller !
Coqdor le saisit par le bras.
– Du calme ! Nous sommes une douzaine ; que ferions-nous contre une flotte spatiale ? Et puis qui te dit que tout cela n’est pas un mensonge prodigieux ? Que nous ne voyons pas le reflet de ce qui s’est passé il y a… je ne saurais dire combien de millions d’années ?
– Coqdor ! Coqdor ! Tu m’as fait venir à la limite pour me dire cela ?
– Non, Luddy, dit fermement le chevalier de la Terre ; pour te montrer la vérité, quelle qu’elle soit.
D’autres navirospectres passèrent et filèrent dans la même direction.
Cette fois, Coqdor arrêta le groupe.
– À pied, nous perdons du temps ! Il faut demander un canot au Javelot.
Avec la radio que chacun portait à la ceinture, c’était facile. Coqdor envoya un message à Verga. Il ne fallut que quelques minutes. De l’astronef, on dépêcha un canot, du modèle soucoupe. Deux hommes pilotaient, et tout le commando pouvait y prendre place. Ce qui fut fait rapidement. On repartit cette fois par la voie des airs, dans la direction prise par les navirospectres dont plusieurs exemplaires, s’étaient encore manifestés.
Tous, silencieux, guettaient l’horizon qui montait vers eux. Ils dépassèrent la chaîne de montagnes, après que la soucoupe eut pris de la hauteur. Au-dessus d’eux, on voyait nettement la frange d’étoiles marquant la frontière du cosmos.
La coupole centrale en dépolex leur permettait à tous d’admirer le paysage. Coqdor, qui caressait la tête de Râx, blotti près de lui, ne put s’interdire un cri, qu’il poussa en même temps que tous ses compagnons.
Devant eux, un fantastique spectacle surgissait tout à coup.
Au-delà des monts, on voyait une cité immense construite dans un décor rocheux, tourmenté. Des tours formidables, des aqueducs fantastiques, des palais démesurés, formant une Babylone inconnue, aux lignes audacieuses, dont le relief était d’autant plus grand qu’elle irradiait de toute sa masse.
Pourtant, cette cité, ils l’avaient déjà vue, du moins sur les clichés reliefcolor. C’était l’immense ville des Syrrax, s’il fallait en croire le matelot boiteux de Bételgeuse VI.
Mais un grouillement insensé se manifestait dans la cité. On voyait arriver en vagues successives les navirospectres qui, incontestablement, étaient ceux des Hobbals, les ennemis des Syrrax. Et des navires, ceux précisément des Syrrax, montaient de la ville et tentaient de repousser le gigantesque assaut de cette flotte spatiale.
C’étaient des duels aériens, des chocs formidables de navires géants, et des rayons fulgurants traversaient l’air ; les uns touchant les cosmonefs qui explosaient, les autres atteignant les gigantesques monuments de la cité, qui s’abattaient en flamme ou en poussière.
La soucoupe fonçait et les cosmonautes découvraient cette scène titanesque.
Coqdor murmura :
– Le dernier round ! C’est la fin de la cité Syrrax, abattue par ses ennemis interplanétaires, les Hobbals !
– Ah ! hurla Luddy ; que pouvons-nous faire ? Strya ! Strya est quelque part dans la ville ! Strya ! Je veux mourir avec toi !
La poigne du chevalier s’abattit sur son épaule.
– Tais-toi, fou que tu es ! Ne veux-tu donc pas comprendre que tout cela n’est qu’un mirage ? Entêté ! Tout est luminescent, comme les spectres qui nous ont visités, et ce combat formidable se déroule dans le silence. C’est un film… et un film muet !
– Mais, comment expliques-tu… ?
– Je n’explique rien : je constate.
– Des spectres, ragea Luddy. Des spectres qui volent, qui frappent, qui tuent…
– Oui, Luddy. Et un spectre qu’on aime, n’est-ce pas ?
Le jeune médecin leva un visage bouleversé vers le chevalier.
– Alors… tout cela ?
– Si nous pouvions tout électrolyser, tout se solidifierait comme le Hobbals que nous avons statufié. Et il n’y aurait qu’un conglomérat immobile, d’ordre minéral. Pour une raison mystérieuse, le reflet des événements qui se sont déroulés ici il y a sans doute un temps-espace incalculable, se montre à nous. Mais ce n’est qu’un mirage.
– Strya ? râla Luddy. Où est Strya ?
Coqdor ne voulait pas lui dire qu’il pensait que Strya devait être morte depuis des temps immémoriaux.
Alors quelque chose se produisit, et les matelots crièrent :
– Regardez ! Les astronefs ! Ils s’acharnent sur les montagnes. On dirait qu’ils cherchent à les faire sauter !
C’était réel ! Les navirospectres des Hobbals, pour en finir avec la cité Syrrax, lançaient des projectiles fulgurants sur un massif élevé qui paraissait se fissurer.
– Étrange, dit Coqdor. Le mirage se superpose au décor réel qui n’a pas beaucoup changé, sans doute. Voyez, c’est un véritable film, projeté sur son modèle. La montagne se fend, des flots jaillissent ! Il y a là un gigantesque réservoir naturel, peut-être un lac…
– Un océan, dit un marin ; on l’aperçoit au loin, qui miroite ; et la montagne forme une digue naturelle !
– Et les Hobbals ont détruit cette digue pour noyer la cité !
Un mascaret insensé crevait les monts et roulait vers la cité. Alors, un astronef s’éleva. C’était un modèle élégant, de petites dimensions, bien semblable à ceux figurés sur les clichés du vieux marin.
Luddy s’écria spontanément :
– Ceux-là !… Ils s’enfuient ! Strya ! Si Strya était à bord ?…
Au moment où le mascaret roulait sur la ville et l’engloutissait toute, l’astronef piqua vers le ciel. La horde des navires hobbals fit mine de le poursuivre, mais s’arrêta bientôt.
Hallucinés, les astronautes voyaient le vaisseau, ou plutôt son fantôme, qui faussait compagnie aux Hobbals en fonçant non vers les galaxies, mais audacieusement, en dehors du monde, au-delà de la limite.
– Seigneur ! râla Luddy Clark ; ils ont osé ! Pour échapper à leurs ennemis, ils ont fui vers… vers ailleurs.
L’escadre des Hobbals refluait. Les Hobbals avaient peur. Ils n’osaient pas, eux, ces destructeurs de mondes, affronter le formidable inconnu de l’après-monde.
Les eaux avaient totalement recouvert la grande cité vaincue. Les Hobbals disparaissaient. Mais les cosmonautes suivaient du regard le mirage du dernier navire syrrax, piquant toujours loin des galaxies.
Au moment où ils le perdirent de vue, une lueur immense naquit du côté où il n’y avait rien, quelque chose comme un grand éclair d’une teinte indéfinissable, dont la fugace vision laissa en leur cœur une impression de profonde horreur.
Et sans l’avoir jamais vu, ils comprirent tous :
– Le Grand Rayon Livide !…
L’astronef syrrax avait disparu dans l’au-delà.
Alors, la soucoupe toucha terre et le mirage s’effaça totalement. Toutefois, si nulle trace de la cité ni du combat ne pouvait subsister, le paysage était sensiblement le même qu’autrefois, et le fleuve, le fleuve qui semblait s’être formé par la destruction de la digue-montagne, coulait toujours, immense et serein, à travers les landes rocheuses de la suprême planète.
Bruno Coqdor, Luddy Clark et leurs compagnons avancèrent vers le rivage.
Luddy sanglotait.
– Strya ! Strya ! Si tout cela n’est que mensonge, n’aimais-je donc qu’un fantôme ? Et pourtant, je sens sa présence en mon cœur ; elle ne peut pas ne pas exister.
Coqdor lui montra les eaux du fleuve.
– Luddy… je ne comprends pas tout ! La planète garde encore son secret, mais ce secret a été englouti avec la cité, quand le mascaret a déferlé. Si tu veux tout savoir, il faut aller jusqu’au fond du fleuve.
Luddy releva la tête, et une expression d’espoir transparut sur son visage ruisselant de larmes.
– Tu as raison, Coqdor. C’est là qu’il faut aller…
DEUXIÈME PARTIE
LE GRAND RAYON LIVIDE
CHAPITRE PREMIER
Râx poursuivait, dans le ciel, les oiseaux blêmes de la suprême planète. Leur plumage sans couleur, qui paraissait refléter le Grand Rayon Livide, demeurait terne sous le soleil, le suprême soleil.
Le jour était revenu et, avec lui, tous les mirages s’étaient fondus. Cependant, les cosmonautes poursuivaient leurs recherches avec acharnement et munis de scaphandres spéciaux prévus pour les immersions toujours possibles sur les planètes, ils se préparaient à explorer le fleuve.
Verga, cette fois, était du commando, ayant laissé son officier en second maître du bord. Le commodore avait endossé la tenue sous-marine et, en compagnie de Coqdor, de Spao, de Luddy Clark et de trois autres hommes, il descendait sous les eaux.
Le fleuve était immense et, de la rive, on apercevait à peine le rivage opposé. Mais son mouvement assez vif, l’orientation de son cours, tout indiquait qu’il était effectivement non une vaste rivière, mais un bras de mer, et que, sortant de l’océan proche de l’emplacement de l’ancienne cité des Syrrax, il devait aller se jeter très loin de là dans quelque gouffre, ou bien dans un autre océan.
Les plongeurs descendaient lentement. Les scaphandres étaient soigneusement organisés et permettaient une natation aisée. Un minuscule générateur, muni d’une hélice, pouvait servir pour les grandes randonnées, sans la moindre fatigue. Enfin, outre divers perfectionnements, tout comme les tenues spatiales, les tenues sous-marines comportaient un « talkie-walkie » pour dialoguer à l’aise au sein des ondes.
Les recherches ne furent pas très longues. Bien que le cours du grand fleuve eût certainement subi des modifications au cours des temps, depuis que la cité syrrax avait effectivement été engloutie, on n’en demeurait pas moins dans les parages du drame. Et Spao, le premier, cria à ses amis :
– Je vois quelque chose ! Des masses formidables !
C’était très loin, et il faisait très sombre. Ils se mirent en route et, propulsés par leurs moteurs autonomes, franchirent des centaines de mètres avant de mieux distinguer que les masses aperçues par le Vénusien ne devaient pas être, en effet, l’œuvre de la nature.
Ces formes arrondies, ces tours, bien qu’effondrées en partie, ces arches encore debout sous les eaux, cela ressemblait fort à la ville attaquée par les Hobbals, telle que le mirage l’avait montré aux cosmonautes.
– J’entends… j’entends… Est-ce de la musique ? s’étonna Luddy Clark.
Les autres prêtèrent l’oreille et reconnurent qu’en effet, des sons bizarres, d’ailleurs harmonieux, se répercutaient à travers l’eau et venaient jusqu’à eux.
– C’est bien monotone, tout de même, pour une symphonie…
– Pourtant, ce n’est pas le ronron d’un moteur.
– Un ensemble, peut-être ; une usine où les rythmes divers se croisent, engendrant un fond sonore aux harmoniques variées, malgré tout…
Ils se rapprochaient et avaient la joie, l’émotion aussi, de découvrir les vestiges de la cité Syrrax.
De façon vague, dans la clarté fantomatique de l’eau, avec en plus les taches claires que jetaient leurs lampes, les ruines rappelaient les nobles constructions que ce film incompréhensible avait projetées devant eux, lors de leur première incursion sur la planète suprême.
Ils pénétrèrent dans la ville proprement dite, nageant, comme s’ils volaient, au-dessus de ce qui avait été un rempart, dépassant un immense parvis, évoluant gracieusement au-dessus des palais, des temples, des constructions de toute sorte, bordant de vastes esplanades.
L’eau avait lentement détérioré ces formidables édifices. Et des poissons inconnus passaient doucement. Ils étaient quasi translucides, aussi peu colorés que les oiseaux et les rares reptiles aperçus sur la planète.
Il fallait admettre qu’on était au bout du monde, et que la maigre faune avait quelque chose de spectral.
On parla de cela, mais Coqdor fit remarquer :
– Pourtant, les Syrrax semblaient une belle race ! Malgré les conditions difficiles, l’homme s’adapte à tout et réussit à prospérer quand il a l’esprit en lui.
Cependant, Luddy Clark assurait que l’harmonie mystérieuse indiquait quelque chose de vivant dans la cité morte. Coqdor tenta doucement de le calmer. Il voulait lui éviter l’horrible déception totale, et l’amener petit à petit à admettre la vérité, et que tout n’avait été que vision d’un passé très ancien. Mais le jeune médecin était fébrile :
– Tous morts, les Syrrax ? Mais nous entendons quelque chose…
– Il faut trouver la source de ce bruit, dit nettement Verga.
Donnant l’exemple, le commodore s’élança à travers la ville. Ils fouillèrent, cherchèrent, contournèrent des pans de murs, passèrent des fortifications, escaladèrent des escaliers, s’enfoncèrent dans des cryptes, le tout plongé dans la majesté glauque du fleuve.
Bien entendu, aucune trace des habitants. Des centaines de milliers, des millions, peut-être, de Syrrax avaient péri dans la catastrophe provoquée par les Hobbals, mais c’était si ancien…
Et, tout à coup, ils éprouvèrent un choc.
Au-delà de ce qui avait été une vaste place, ils découvraient un nouvel édifice englouti, bien différent des autres.
Cela ressemblait à tout ce qu’on voulait, palais ou temple, et se composait de deux édifices en forme de demi sphères, flanquant une troisième demi sphère centrale, infiniment plus élevée. Deux sortes de minarets s’élevaient en premier plan, et le tout était très harmonieux dans la simplicité des lignes.
Mais ce qui était caractéristique, c’était que l’ensemble demeurait rigoureusement intact, depuis le jour où le fleuve avait noyé la cité. Car ce gigantesque monument était de métal. Un métal inconnu, évoquant le platine de la vieille Terre, et qui avait victorieusement résisté aux assauts des eaux.
De là venait le vrombissement, bien plus net maintenant.
Ils comprirent que là était le secret de la ville, celui des Syrrax et des Hobbals et, peut-être, celui de la frontière du monde.
Ils s’approchèrent.
Sous les scaphandres, ils se taisaient, trop émus pour parler entre eux. D’ailleurs, ils éprouvaient tous une sensation semblable, faite d’angoisse et d’intense curiosité.
Ils allèrent vers la coupole centrale. Elle était haute de près de cent mètres et, entre les deux minarets qui la flanquaient, on distinguait une double porte en ogive.
Le bruit montait, plus fort, ébranlant les couches aqueuses. Il n’y avait aucun doute, des moteurs formidables tournaient en permanence sous ces coupoles couleur d’argent.
Comme ils approchaient, ils virent soudain crépiter des éclairs à la pointe d’un des minarets. Instinctivement, les plongeurs reculaient, s’aggloméraient, avec le mouvement ancestral de l’homme devant l’inconnu.
Et ils virent…
Plusieurs formes luminescentes naquirent des étincelles. Ils reconnurent des Syrrax. Mais ces fantômes s’évanouissaient, d’autres leurs succédaient et disparaissaient encore.
Ils s’interrogeaient, et Luddy proposait de monter vers le sommet des minarets, pour se rendre compte quand, sur la seconde flèche, on vit naître une forme qui devint très large, très haute, immense enfin.
– Un astronef !
– C’est inouï !
– C’est un navirospectre !
– Oui. Un de ces navires des Hobbals, qui ont attaqué la ville et l’ont fait engloutir par le fleuve !
L’astronef avait déjà disparu. Alors, il se passa quelque chose de plus formidable encore.
Deux gerbes d’étincelles apparurent dans les eaux, émanant des deux flèches de la formidable construction métallique.
Tous les cosmonautes refluèrent le plus loin possible vers les ruines de la cité, pour se mettre à l’abri. Et la voix de Coqdor résonnait dans les micros des casques.
– Couchez-vous ! Fermez les yeux ! Masquez votre visage ! Vous allez être aveuglés.
Même blottis à l’ombre des murailles, même avec leurs bras repliés sur le visage, même en serrant les paupières, ils aperçurent la formidable lumière.
Heureusement, cela ne dura pas et ils se relevèrent, dansant dans les eaux le singulier ballet des plongeurs.
– C’est fou, ce que nous avons vu !…
– On eût dit un soleil !
– C’ était un soleil !
Et Coqdor prononça, désignant la construction du doigt :
– De là émanent tous les phantasmes que nous avons connus, spectres des Hobbals et des Syrrax, navirospectres tels que ceux connus des Hôwa-Tal et qui ont, par le tunnel, fait une incursion jusqu’à la Galaxie 897, Astrospectres enfin. Ce que nous venons de voir était un fantôme d’astre en gestation. Il y a sous ces coupoles, une usine géante !
– Mais les Syrrax sont tous morts depuis longtemps !
– N’en doutez pas ! Ils ont construit cette usine, avec des machines formidables. On engendre des visions d’homme, de machine ou de soleil !
– Ca ne tient pas, cria Luddy Clark. Ce ne sont que des visions fugaces.
Or nos cyclopes, et Strya, Strya, étaient bien tangibles !
– Je ne le nie pas. Mais nous ne savons pas tout encore…
Ils cherchèrent à pénétrer dans l’usine. Mais cela semblait difficile. Si vraiment l’installation existait depuis des millions d’années, elle donnait une haute idée de la science des Syrrax. Elle avait résisté et continuait à jeter au monde le message de la vieille race : « Prenez garde aux Hobbals ! »
Tout effort pour pénétrer parut stérile. Il se faisait tard et Verga décida de rentrer à bord du Javelot.
On prit des photos, des films, on enregistra le bruit des machines mystérieuses. Mais des heures s’étaient écoulées, et le commando ne pouvait s’attarder.
Verga prépara pour le lendemain une seconde plongée. Luddy, cette fois encore, ne dormit guère, malgré les fraternelles remontrances de Coqdor.
D’ailleurs, à bord, tous étaient énervés. Ils occupaient en permanence le petit bar du bord et, pour tromper leur énervement, ne pouvant guère se promener sur les landes arides de la suprême planète, ils faisaient marcher le « box-flugg » qui leur amenait un peu du monde civilisé.
Le barman se plaignait de n’avoir plus que deux bouteilles de whisky, et on plaisantait sur ce sujet.
– Pour s’approvisionner, ce n’est qu’à cent et quelques milliards d’années de lumière. Fais-y un saut…
Coqdor et Luddy dégustaient le dernier Gilbey’s :
– Demain, crois-tu que nous saurons enfin la vérité ?
– Je l’espère, dit Coqdor. Mais il faut nous reposer d’abord.
Il termina son scotch et regarda Luddy d’une certaine façon.
– Vampire de l’espace, tu vas encore me faire dormir !
– Plains-toi, amoureux des beautés millénaires ! Tu feras encore de jolis songes où Strya tiendra la première place !
Si bien que Luddy dormit malgré lui, mais ne fut pas le dernier, le lendemain pour la plongée.
Le paysage était désolant. Les veilleurs n’avaient pas aperçu le Grand Rayon Livide, et on pensait que cela valait mieux, puisqu’il annonçait la mort si on en croyait le marin boiteux.
Toutefois, on ne revoyait plus les Syrrax. Le commando piqua une tête avec ensemble dans le fleuve, et on retourna à la cité.
Elle semblait immense, et on explora d’autres parties de ce vaste domaine englouti. Verga pensait revenir un peu plus tard vers l’usine, dont il faudrait bien arriver à arracher le secret. En attendant, peut-être d’autres parties de la ville pourraient-elles apporter des éléments intéressants.
Cet espoir ne fut pas déçu quand Luddy, s’aventurant sous un immense monument aux formes bizarres, bâti sur des arcades, découvrit des degrés s’enfonçant sous la terre.
On s’y risqua, et les plongeurs descendirent au-dessus des marches d’un escalier monumental.
En bas, on aperçut ce qui devait être une crypte, mais quelle crypte ! Elle avait peut-être mille mètres de côté, formant un vaste quadrilatère, et des colonnes élégantes en torsade en soutenaient les voûtes.
Mais ce qui frappa les plongeurs, ce furent les alignements de statues dressées sur des sortes de petits parallélépipèdes allongés. Tous n’eurent qu’un seul cri :
– Ce sont des tombeaux !
Ils avaient probablement raison, et des sépultures étaient aménagées là.
Chacune était surmontée de la statue de celui ou de celle qui y reposait.
Les Syrrax étaient figurés dans leurs tenues habituelles, les uns en robe, les autres en armure ; il y avait même des enfants.
Sereins, ils demeuraient là, sous les eaux, dans leur ville, et leur repos était bercé de façon très lointaine par le ronron de l’usine.
Un des plongeurs allait, venait, examinant avidement les statues féminines.
– Luddy ! Luddy ! Tu es fou !
– Oh ! Coqdor, je cherche Strya. Si Strya était là !
– Certainement pas, voyons ! Ces tombeaux ont été élevés avant la catastrophe.
– Crois-tu, Coqdor, qu’elle a survécu ?
À travers le scaphandre, Coqdor sentit les ongles de Luddy Clark qui s’enfonçaient dans son bras.
– Si je pouvais savoir !…
Et soudain, il poussa un hurlement qui résonna dans les micros des plongeurs.
– Dieu du cosmos !
Une très jeune femme de pierre se dressait, souriante, mélancolique comme toutes les statues.
– Strya ! C’est Strya !
Coqdor le soutenait car il sanglotait dans son scaphandre.
– Strya est morte ! Tout est fini pour moi !
C’est alors que l’imprévu se produisit.
Une voix résonna, une voix qui ne passait pas par les micros, une voix qui éclatait spontanément au sein des eaux, dans la cité morte :
– Zaiao…
Le salut des Syrrax les fit tous bondir. Une femme syrrax apparaissait, avec autant de facilité que sur Bételgeuse VI, dans le studio de Luddy.
– Merci, docteur Clark, dit-elle, vous êtes venu à mon appel ; au nom des Syrrax, je vous exprime ma gratitude.
– Strya ! Strya ! Non ! ce n’est pas vrai !
– Si, dit la lumineuse apparition ; je suis Strya ! Enfin, je suis le reflet de Strya !…
Un plongeur tomba lentement vers le fond. Coqdor le rattrapa. Luddy, à bout d’émotions, venait de s’évanouir.
Verga, Spao et les autres se précipitaient.
La belle Syrrax leur sourit.
– Merci, hommes des planètes lointaines ! Mais il faut consoler votre ami Clark. Dites-lui que la tombe de Strya est vide !
Clark, qui revenait à lui, râla :
– Strya est vivante ! Où est-elle ?
– Son tombeau était tout prêt, selon la loi de la noblesse Syrrax. Mais son corps n’y repose pas.
– Strya… Vous vivez ?
– Je ne suis pas Strya. Mais Strya était de ceux qui ont pu fuir de notre cité avant l’engloutissement.
– Je l’avais deviné ! hurla Luddy, que Coqdor maintenait avec peine.
Cependant, Verga s’avançait.
– Mademoiselle… puisque je ne puis vous appeler autrement, pouvez-vous nous dire… ?
– Venez avec moi, dit l’apparition, je vous emmènerai jusqu’à l’usine. Et là, vous saurez tout ce que vous devez savoir…
CHAPITRE II
Ils avaient retiré leurs casques, tout surpris de pouvoir avoir le visage à découvert, sous les eaux, au fond du fleuve, dans la cité engloutie.
Mais Strya les avait conduits à l’usine et, actionnant un mécanisme secret, les avait fait passer par un sas qui les avait amenés à l’intérieur de l’immense installation.
Là, ils avaient pu se mettre à l’aise, et ils regardaient, muets d’émerveillement, les gigantesques machines qui marchaient depuis des temps et des temps, dans une telle perfection, une étanchéité et une propreté telles, que rien, pas la moindre poussière n’avait pu enrayer un seul rouage.
Les techniciens qu’étaient tous les cosmonautes, regrettaient de ne pouvoir étudier à fond pareille usine. C’était l’automation menée à son paroxysme. Sous les coupoles hautes de cent mètres, d’étranges appareils tournaient, roulaient, crépitaient d’étincelles, jetaient des lueurs mystérieuses, créant un hyper-arc-en-ciel infernal.
Et, ils le savaient, c’était de là que jaillissaient les visions qui avaient intrigué le monde, et jusqu’aux Astrospectres capables de figurer, en plein espace, de véritables soleils.
Luddy, lui, ne regardait pas les machines. Il regardait Strya, ou du moins ce qui était l’image vivante de Strya, avec ses merveilleux cheveux blonds, sa bouche vermeille et ses yeux dont les tons indéfinissables semblaient empoussiérés de miniatures d’étoiles.
Coqdor, au nom de tous, demanda :
– Belle Strya, dites-nous ce qu’il convient de nous dire…
Le fantôme lumineux sourit, de ce sourire qui avait fait venir Luddy Clark jusqu’à la frontière de l’univers.
– Maintenant, je puis parler et, me trouvant à proximité des machines qui nous servent de génératrices, j’ai le temps…
Elle expliqua :
– Parce que, quand on est loin de l’usine, tout de même, on ne peut se matérialiser bien longtemps. Mais je commence par le commencement.
Et elle parla très longuement, dans le vrombissement des moteurs, le crépitement des étincelles, le murmure incessant de la fantastique installation du génie des Syrrax.
Leur race avait vécu, prospéré, évolué, sur la dernière planète du monde et, depuis toujours, ils avaient connu le demi ciel, le croissant d’étoiles, et entrevu fréquemment le Grand Rayon Livide.
Cette humanité intelligente et subtile avait fini par comprendre la position particulière qu’elle occupait dans l’univers, et son sens spirituel s’en était trouvé singulièrement développé. En effet, les Syrrax ne vivaient pas perdus dans une galaxie parmi d’autres galaxies, environnés de myriades d’étoiles. Contrairement à tous les autres humanoïdes du cosmos, ils faisaient face à la frontière de l’au-delà et en avaient tiré de hautes conclusions philosophiques.
Ils ne croyaient pas à la mort et pensaient que l’âme, détachée du corps à son terme, s’envolait directement vers les lieux inconnus dont le Grand Rayon Livide marquait la limite.
Leur science, leur technique les avaient menés aux conquêtes interplanétaires. Si bien qu’ils avaient connu toute leur galaxie (la 1026) et visité, entre autres, le peuple simple et primitif des Hôwa-Tal.
Leurs astronautes avaient fini par trouver l’entrée du tunnel et ils se proposaient d’explorer le reste de l’univers, quand tout s’était gâté. Le peuple hobbals, originaire d’une planète très éloignée de la même galaxie, était entré en guerre contre la civilisation syrrax.
Le conflit avait duré plusieurs siècles, les Hobbals prétendant conquérir toute leur galaxie, voire le reste de l’univers.
Cette guerre n’avait rien eu d’original et avait ressemblé à toutes les guerres planétaires ou galactiques. Des combats, des massacres, le règne de la stupidité humaine.
Cependant, les savants syrrax travaillaient toujours. L’un d’eux avait réussi à créer des robots psychiques, fidèles reflets des humains, ou simplement des objets, photographiés, selon un procédé très perfectionné.
Cette invention avait servi tout d’abord à un système de camouflage pour impressionner les Hobbals, qui avaient vu surgir, dans l’espace, de véritables armadas d’astronefs. Plus d’une fois, leurs escadres avaient alors reculé sans chercher le contact. Mais ces astronefs, comme leurs équipages, n’étaient, bien qu’apparents, que des images : un merveilleux cinérama, en reliefcolor.
Alors, tout à fait par hasard, l’inventeur avait frappé un grand coup.
Au cours de ces expériences, il avait constaté que certains de ses phantasmes prenaient littéralement corps pendant un temps plus ou moins long. Ce n’étaient plus seulement des images, mais des êtres parlants et, croyait-il, pensants. Quant aux objets, ils devenaient eux, bien tangibles pendant une durée relativement brève.
Intrigué, le Syrrax s’était penché sur le problème qui lui semblait seulement fortuit, et l’était en effet. Il voulut le provoquer à volonté et finit par y parvenir, quant il eut compris ce qui se passait.
Sans le faire exprès, il avait lancé les ondes téléporteuses de ses phantasmes dans la direction de la limite. Or la matérialisation se faisait (cela avait été constaté) après les apparitions, toujours irrégulières, du Grand Rayon Livide.
Si bien que les savants syrrax tous appelés à comprendre le phénomène à la demande de l’inventeur, finirent par découvrir ce fait exceptionnel : tout fantôme, toute portion de film, car c’était là un film et rien d’autre, projeté vers la limite et dynamisé par le Grand Rayon Livide, devenait autonome, échappait aux réseaux d’ondes, possédait le pouvoir de se matérialiser selon un rythme inconnu.
L’émerveillement fut à son comble quand les Syrrax ne doutèrent plus que les personnages ainsi filmés, puis soumis à la clarté effrayante du Grand Rayon, devenaient vraiment des entités pensantes et gardaient, comme ils en gardaient les traits et l’aspect extérieur, la psychologie des humains qui avaient servi de sujets de base et qu’on avait photographiés pour l’établissement des films !
À cet endroit du récit, Coqdor évoqua le vieux mythe terrien de Prométhée. Le feu du ciel, qu’il avait dérobé aux dieux, animait le limon de la planète, comme le Grand Rayon Livide donnait une vie étrange aux images filmées des Syrrax.
Strya poursuivit son récit.
La guerre avait épuisé les deux parties. Les Syrrax, décimés au départ par la terrible faculté des cyclopes hobbals, dont l’œil pinéal tuait comme des mouches les malheureux guerriers, avaient pallié cette difficulté en créant une cuirasse mentale analogue à celle préconisée par Coqdor. Mais ils étaient cependant à bout de souffle. Il est vrai que les Hobbals ne valaient guère mieux. Vint le moment où les Hobbals, abandonnant leur planète d’origine, lancèrent une fantastique escadre vers la suprême planète. À bord, ils emmenaient leurs femmes, leurs enfants, leurs trésors. En effet, la science syrrax avait réussi à rendre inhabitable leur monde d’origine, et le souverain hobbals avait décidé d’en finir, de détruire le monde syrrax et de s’installer à sa place.
Les Syrrax comprirent qu’ils étaient perdus, qu’ils ne pourraient plus résister.
Du moins voulurent-ils que leur exemple ne fût pas perdu, et que les autres mondes, les planètes lointaines, jusque dans les galaxies ignorées, fussent à jamais prévenus contre les Hobbals et contre tous ceux qui voulaient chercher à asservir les peuples frères.
Ils créèrent la formidable usine, afin qu’elle résistât à la destruction, qu’ils jugeaient inévitable, de leur cité. Ils mirent en batterie des appareils-robots, chargés de filmer l’aventure jusqu’au bout.
Et ce fut le grand choc, la fin des Syrrax après un terrible combat, et la suprême perfidie des Hobbals qui, désespérant de venir à bout des tenaces Syrrax, ouvrirent une brèche dans la montagne qui servait de falaise au proche océan, engendrant ainsi le fleuve qui devait engloutir à jamais la malheureuse cité.
Pourtant, ce ne fut qu’une piètre victoire pour les Hobbals, d’ailleurs épuisés par le combat et qui commençaient à comprendre, un peu tard, qu’il n’y a jamais de victoire dans les conflits et que faire une guerre, ce n’est jamais qu’avoir la certitude de la perdre, même en écrasant l’adversaire.
Un astronef, le dernier, avait été préparé pour emmener quelques Syrrax. Il partit en effet au moment où le mascaret nivelait la ville. Les derniers astronefs hobbals voulurent le poursuivre mais harcelés de toutes parts et préférant le sort le plus terrible qui fût, les Syrrax s’enfuirent dans la seule direction où les Hobbals ne devaient pas oser les poursuivre.
Vers la limite. Vers l’au-delà.
Le Grand Rayon Livide avait brillé encore une fois, effaçant à jamais le dernier astronef, avec les quelques survivants de la noble race.
Luddy, entendant cela, jetait un cri :
– Strya ! Strya !
– Je vous l’ai dit, dit doucement l’aimable fantôme ; Strya, une jeune savante dont le corps impeccable m’a servi de modèle, a disparu, elle aussi dans l’éclair titanesque du Grand Rayon Livide.
– Mais après ? Après ? supplia le jeune docteur.
L’entité luminescente le regarda mélancoliquement.
– Après ? L’histoire des Syrrax est finie, docteur Clark…
– Pourtant, intervint Verga, cela s’est passé il y a des millions d’années, peut-être, et on voit toujours des Syrrax, des Hobbals, des navires dans l’espace, voire des Astrospectres…
La fausse Strya expliqua encore ce point.
L’usine fonctionnait maintenant toute seule et ne s’était jamais déréglée au cours d’innombrables siècles. Elle émettait sans cesse des images qui semblaient vivantes, mais ne prenaient véritablement autonomie que pour celles d’entre elles qui entraient en contact avec le Grand Rayon Livide, ce qui ne se produisait que de façon très capricieuse.
Ces images, si elles étaient humaines, devenaient les doubles psychiques, sur base photonique, de leurs modèles. Or, on avait filmé non seulement des Syrrax, mais aussi des Hobbals cyclopéens. Et depuis des millénaires, l’usine fabriquait de ces entités. Il y avait à peu près une réussite sur cent millions d’émissions, mais cela avait fini par engendrer un monde fantôme, reflet du combat titanesque des Syrrax et des Hobbals. Inlassablement, les fantômes syrrax criaient, dans les déserts de l’univers, qu’il fallait prendre garde aux Hobbals, et les monstres à trois yeux poursuivaient stupidement leur rêve de conquête, avec des apparences d’astronefs, filmés au moment du dernier combat.
Les Astrospectres avaient une origine semblable. Des films astronomiques, projetés un peu au hasard, avaient été traversés par le Grand Rayon Livide qui en avait fait de véritables fantômes d’étoiles. Et les Hobbals, esprits maléfiques, figés dans leur haine d’autrui, incapables d’évoluer puisqu’ils n’étaient que des entités, dénuées d’âme, utilisaient tout ce qui avait été ainsi mis à leur disposition. Ils se servaient de leurs navires spectraux, ils projetaient dans l’espace les apparences de soleils à volonté, parce que cet univers uniquement photonique ne formait qu’un tout ; et le clan hobbals, hommes, objets, soleils, était une seule et même masse, malléable à volonté selon le désir de ces robots psychiques toujours acharnés à nuire.
Conglomérat monstrueux, le monde hobbals poursuivait sa folle équipée depuis des millions d’années, suscitant tantôt un cyclope, tantôt une escadre d’astronefs, tantôt une constellation entière, comme cela s’était produit quand il s’était agi pour eux d’embrouiller les cosmonautes après leur incursion sur Hixxi.
Les rares Syrrax, eux, cherchaient toujours à donner à l’univers leur message d’alerte.
Cette histoire aurait pu être ignorée du reste de l’univers, le seul monde proche, celui des Hôwa-Tal, étant trop primaire pour comprendre le formidable drame.
Mais, venant de la Galaxie 897 et de la planète Hixxi, un astronef était parvenu fortuitement jusque dans l’univers frontalier. Des Syrrax, ayant franchi le tunnel, avaient déjà établi sur la planète la carte-boussole, en modifiant l’archipel du petit lac de montagne.
Sur cet astronef, se trouvait un marin boiteux, le seul qui avait eu vraiment connaissance de l’aventure par les récits des Syrrax. Mais tous ses compagnons avaient péri, et il croyait que c’était parce qu’ils avaient regardé le Grand Rayon Livide.
Pourtant, aidé des Syrrax qui lui avaient remis des clichés provenant de leurs modèles ancestraux, il avait pu arriver, par le tunnel, jusqu’à Bételgeuse VI.
– Voilà, dit Coqdor ; le cycle est accompli. Ce pauvre homme a été assassiné par un Hobbals ! Mais il avait parlé et nous avait remis les photos ! Et nous sommes venus…
– Oui, dit la Syrrax avec un geste gracieux. Mais je suis épuisée. J’ai pu vous parler longuement parce que je suis dans le rayonnement de l’usine même. Autre part, nous ne pouvons apparaître, agir et parler que pendant quelques minutes, voire quelques secondes…
Elle sourit, de ce sourire miraculeux qui avait été celui de la véritable Strya et commença à s’effacer.
Luddy se précipita vers elle.
– Strya ! Je vous en supplie ! Restez !
– Je ne puis plus, dit doucement l’apparition.
Coqdor sentit son cœur se serrer. Mais il ne put interdire ce qu’il venait de pressentir.
Luddy tirait quelque chose de sa ceinture : une seringue à électrolyse, l’arme terrible mise au point par les techniciens du Javelot pour contrer les cyclopéens Hobbals.
Avant que Coqdor ou Spao ait pu le lui interdire, Luddy plantait l’aiguille de la seringue dans le bras délicat de la fausse Strya, qui jaillissait de la robe bleue drapant l’apparition.
Strya parut souffrir, et elle ne s’effaça pas.
Luddy reculait, saisi par la poigne irrésistible de Coqdor. Verga vociféra :
– Malheureux ! Qu’avez-vous fait ?
Strya les regarda. Elle changeait à vue d’œil, comme avait changé le Hobbals neutralisé par le même procédé sur les bords du lac de Hixxi.
Dans quelques instants, elle ne serait plus qu’une belle statue, un bloc minéralisé, et on n’entendrait plus sa voix, elle ne pourrait plus les guider.
Maintenant, ils n’osaient bouger. Luddy était tombé à genoux et lui demandait pardon. Les autres accablés, baissaient la tête.
Strya voulut dire quelques mots. Ils crurent entendre :
– C’est fini… mais notre message a été donné au monde !…
D’un effort qui dut être immense, l’apparition fit quelques pas. Puis elle s’approcha d’une des machines qui comportait un immense tableau, haut de plusieurs mètres, avec d’innombrables commandes, sans doute le cerveau de l’usine fantastique.
Elle parut chercher, avança la main vers une manette et la déplaça.
On voyait Strya perdre ses belles couleurs, et sa robe bleue prenait un ton blafard.
Elle chancela et tomba. Luddy courut et la reçut dans ses bras. Mais elle était incroyablement lourde, et ce qu’il étreignait, ce n’était plus qu’une statue, dernière mutation du fantôme cinématographique de Strya, magnétisé à la lueur effroyable du Grand Rayon Livide, et qui avait accompli son destin d’image sans âme, mais reflet fidèle de celle qui avait été Strya, la Syrrax.
Mais Verga, Spao, Coqdor et les autres levaient la tête et écoutaient.
Un grondement sourd emplissait l’usine, dominant le bruit des machines. Un bruit d’eau.
Le commodore comprit et cria :
– Avant de mourir, elle a détruit l’usine ! L’eau y pénètre. Vite ! Au sas, ou nous sommes perdus…
CHAPITRE III
Luddy Clark était aux arrêts. Dès le retour sur le Javelot, Verga, furieux lui avait ordonné de se retirer dans sa cabine et d’y attendre ses ordres.
Les arrêts militaires sont toujours désagréables. Ils le sont d’autant plus pour les cosmonautes qui demeurent en dehors du service et des relations amicales, soit au cours des interminables randonnées spatiales, soit pendant les escales.
C’était donc le cas pour Luddy. Mais il ne semblait pas se soucier de cette mesure draconienne prise à son égard. Depuis le retour, il restait prostré, accablé, et refusait toute nourriture.
Il pensait à Strya, Strya qu’un geste irraisonné, un mouvement de fou lui avait fait perdre à jamais.
Après la suprême réaction du fantôme lumineux, fidèle sans doute au caractère de son modèle, la belle et fière Strya, dernière descendante de la noble race syrrax, les astronautes n’avaient eu que le temps de quitter l’usine fantastique que les flots envahissaient.
Coqdor avait dû user de violence, ou presque, pour arracher Luddy à l’engloutissement. En effet, le jeune homme, totalement désemparé, s’obstinait à étreindre ce qui restait de Strya, c’est-à-dire un bloc de pierre d’un poids considérable qui offrait, certes, les lignes pures du corps et du visage de la jolie Syrrax dans un drapé du plus gracieux effet, mais qui n’était tout de même rien d’autre qu’une statue.
Enfin, le chevalier avait pu lui faire lâcher prise, avec l’aide de Spao ; le Terrien et le Vénusien avaient entraîné leur malheureux camarade vers le sas que Strya leur avait indiqué en entrant.
Trois jours de la planète suprême s’étaient écoulés depuis.
Verga était furieux mais, toute réflexion faite, il se disait que sa mission était accomplie.
En effet, grâce à la complaisance de la fausse Strya, on avait percé le mystère de ce qui était l’héritage fabuleux des Syrrax ancestraux, des êtres spectraux lumineux et des astronefs inconnus, les navirospectres apparus dans la galaxie 897.
On pourrait aussi expliquer la nature des Astrospectres lesquels, d’ailleurs, ne reparaîtraient sans doute jamais plus, pas plus que les charmants Syrrax ou les effrayants cyclopes hobbals, ni les navirospectres, pour l’excellente raison que l’usine qui les fabriquait tous avait cessé de fonctionner.
L’installation formidable était engloutie, et vraisemblablement hors d’état de fonctionner. Aucune étincelle n’engendrerait plus, au sommet des minarets métalliques, les formes d’astres, d’humains ou d’astronefs précipités vers l’infini en quantité industrielle et dont, de temps à autre, un spécimen arrivant dans la zone du Grand Rayon Livide, était dynamisé en une mystérieuse mutation par la vertu de ce phare venu de l’au-delà et allait augmenter le potentiel formidable fabriqué par la science syrrax, et qui lui survivait depuis des millions d’années.
Plus de Hobbals, retrouvant la vie pour quelques instants et en profitant pour nuire encore ; plus de Syrrax pour crier au monde qu’il fallait prendre garde aux peuples par trop conquérants.
Du moins gardait-on des clichés et des films sous-marins, des enregistrements sonores du bruit de l’usine et une foule d’autres documents glanés sur la dernière planète de toutes les galaxies. Un joli butin, qui permettrait de révéler à l’univers, et le secret des deux peuples disparus, et l’énigme de la grande limite, là où finissait le monde.
Coqdor était inquiet de l’attitude de Luddy. Verga enrageait envers son collaborateur et ne lui pardonnait guère cette impulsion dont les conséquences avaient été si définitives. Pourtant, sur la demande du chevalier, le commodore consentit à lever les arrêts afin que le jeune médecin ne fît pas une dépression nerveuse, ce qui était fréquent pour les isolés de l’espace.
Alors qu’on commençait à préparer le départ, le Javelot ayant à effectuer le plus grand voyage imaginable pour revenir vers la partie centrale du cosmos, et qu’on classait fébrilement les notes et les documents, Coqdor amena Luddy au bar, l’endroit le plus agréable du cosmaviso.
Étendu dans un fauteuil relax, Luddy refusa même de prendre un verre, de fumer une cigarette. Coqdor lui fit entendre un peu de musique, ce qui parut le laisser indifférent et, après quelques banalités, il l’interrogea doucement.
Pourquoi avoir ainsi piqué l’image de Strya, puisqu’il en connaissait l’immanquable effet, la stratification de ce simulacre qui rendrait muet à jamais le double de la belle Syrrax ?
Là, Coqdor vit bien que Luddy Clark était gravement touché. Car son ami reconnut qu’il avait eu tort mais que cependant, si c’était à refaire, il le referait.
– Que veux-tu ? J’aime Strya ! Je suis né, créé pour l’aimer ! Bien que des gouffres impensables de temps et d’espace m’aient séparé d’elle, elle est pour moi le visage de l’amour…
– Mais pauvre fou, tu as détruit le seul lien qui t’unissait à elle !
– Le seul lien ! En es-tu bien sûr, Coqdor ?
Une fièvre étrange, inquiétante, s’allumait dans les beaux yeux du jeune Terrien, et Coqdor chercha à lire dans son cerveau, anxieux de ce qu’il allait découvrir.
Et déjà, en effet, c’était le chaos dans l’esprit de Luddy. La passion insensée, engendrée en lui par l’image de Strya, perturbait totalement son ordre cérébral. Des désirs effrayants montaient en lui, générateurs de projets redoutables.
– Luddy ! Luddy ! À quoi penses-tu ?
Luddy soutint l’éclat des yeux verts.
– Tu me sondes, hein ? Tu veux lire en moi. Eh bien, ne te donne pas tant de peine. Sache, mon vieux, que j’aime toujours Strya. La preuve ? Je ne peux pas vivre sans elle, sans même son image. J’étais fou de joie en possédant sa photo, grâce au matelot boiteux et à toi-même. Un Hobbals à trois yeux me l’a volée ! Mais je l’ai revue… elle est venue… et m’a donné rendez-vous sur la dernière planète ! Nous y sommes arrivés et elle a enfin fait son apparition de façon inattendue au fond du fleuve ! Qu’importe ? C’était elle ! Mais quand elle a eu fini de parler, quand elle a prétendu s’effacer sans nous dire quand elle reviendrait, je n’ai pas pu me résoudre à cette séparation…
– Et tu l’as stratifiée, misérable, la rendant inutile à jamais !
– Pouvais-je supposer que son dernier geste serait la destruction de l’usine ?
Coqdor se leva et posa la main sur l’épaule de Luddy.
– Il faut que tu te reposes. Je demanderai à Verga de te dispenser de service. Nous passerons encore quelques heures ici. Tu devrais te promener un peu. Il fait grand jour. Emmène donc Râx. Il a besoin de se dégourdir, d’autant plus qu’il va être enfermé et malheureux pendant les mois que durera notre retour.
Luddy hocha la tête en signe d’acquiescement, remercia vaguement son ami et disparut.
Coqdor rendit compte de cette conversation au commodore et tous deux convinrent que le cas de Clark était angoissant. Il faudrait le surveiller pendant le voyage et le faire soigner sérieusement au retour, les névroses obsessionnelles conçues au cours des voyages spatiaux étant réputées des plus graves par les neuropsychiatres.
Et l’appareillage du Javelot se prépara.
Coqdor, à son tour, prit quelques instants de détente. Il quitta le bord et, sous le soleil éclatant, fit quelques pas, regardant le ciel.
Dans le jour, on ne voyait guère la limite. Pourtant, il semblait bien que, dans la direction qui était celle de la frontière, vers l’après-monde, l’azur était plus sombre, moins éclatant, avec une teinte blême qui laissait un vague malaise quand on le fixait un instant.
Coqdor se demanda s’il reviendrait jamais à la limite. Certes, il y avait forcément dans le cosmos des millions d’autres planètes qui pouvaient elles aussi revendiquer le titre de « suprême » si, comme cela semblait logique, le monde affectait une forme sphérique, expansionnelle ou non. Sur ce qui figurait la surface de la sphère géante, d’innombrables terres se trouvaient en position frontalière.
Seulement, face à l’après-monde, pouvait-on, de ces divers mondes, observer le Grand Rayon Livide ? Là était la question.
Coqdor baissa la tête. Ce qui le désolait, c’était de revenir sans avoir pu savoir. Il pensait que, peut-être, le grand mystère qui dévorait les hommes de toutes les galaxies depuis la création avait sa solution en face de lui, quelque part derrière cette voûte azurée, laquelle, de nuit, ne se couvrait que partiellement d’étoiles.
Il vit soudain s’ébattre dans le ciel les grandes ailes sombres de Râx, qui s’amusait selon son habitude, depuis l’escale, à pourchasser les oiseaux blêmes. Il le siffla et le pstôr, docile, vint s’abattre à ses pieds.
– Eh bien ! dit Coqdor en le caressant ; où donc est Luddy ?
Le pstôr siffla doucement et lui lécha la main. Mais comme il répétait le nom de Luddy, l’intelligent animal se mit à galoper, gauchement, avec ses membres ailés vers l’astronef.
– Il est rentré seul… Voilà qui est inquiétant !
Un soupçon traversa Coqdor. Il regretta de n’avoir pas insisté et astreint Luddy à se laisser sonder cérébralement. Inquiet, il se mit à courir vers le cosmaviso, tandis que Râx voletait au-dessus de lui, sifflant de joie parce que cette course avec son maître l’amusait.
Soudain, Coqdor s’arrêta net et, malgré son puissant self-control, faillit laisser échapper un juron.
Un jet de feu paraissait sortir de la carène du Javelot.
Des flancs de l’astronef, une forme ovoïde s’échappait en tournoyant, laissant entendre un sifflement de haute fréquence. Elle vira au rouge, à l’orangé, parut stopper en l’air, puis prit de la hauteur et disparut soudain comme si elle s’était effacée.
– Luddy ! râla Coqdor.
Il venait d’assister à l’envol d’un canot de l’astronef, une de ces soucoupes encastrées dans la carène et qui servaient aux reconnaissances lors des escales, au sauvetage en cas de sinistre.
En quelques bonds, il fut au Javelot, où l’émotion était à son comble.
Verga tonitruait et invectivait son état-major.
– C’est Clark, n’est-ce pas ?
– Il est fou, fou à lier ! Il a pris une soucoupe et il est parti, seul… comme ça ! Ah ! Je vous jure qu’à son retour, je le fourre à fond de cale pendant dix années de lumière de voyage ; ça lui apprendra !
– S’il revient ! riposta Coqdor.
– Que voulez-vous dire ?
– Commodore… Si on ne l’arrête pas, il ne reviendra pas ! Je vous en supplie ! Laissez-moi aller à sa poursuite ! Donnez-moi une autre soucoupe ! Il y en a quatre à bord !
Verga fronça le sourcil.
– Expliquez-vous, Chevalier.
– Clark va vers la limite, Commodore. Il veut rejoindre Strya.
Verga se mordit les lèvres et donna des ordres. Spao s’était déjà déclaré volontaire pour accompagner Coqdor. Râx, naturellement, prit place avec eux dans le petit cockpit. La manœuvre était très simple, et la deuxième soucoupe s’envola.
À une vitesse insensée, elle quitta la suprême planète. Coqdor était aux commandes ; Spao, près de lui, examinait à la fois l’horizon par les hublots et l’écran de laseradar qui permettait de détecter tout corps étranger à des distances fabuleuses.
Mais rien ne s’inscrivait sur l’écran, et le laseradar, une fois encore, se perdait dans l’infini.
Les deux hommes ne parlaient pas, et le pstôr, impressionné, blotti aux pieds de Coqdor, ne bougeait guère.
Leurs pensées étaient étranges et sombres. La soucoupe fonçait hors du monde, plus loin que la suprême planète, vers les gouffres insensés qui ne recélaient plus, même à mille milliards d’années de lumière, une galaxie ni le plus petit météore. Pas même le corpuscule le plus infime de la création. Ni univers ni neutrino. Rien.
C’était dans cet abîme que se précipitait Luddy Clark, parce que c’était aussi dans un tel infini que, des millénaires et des millénaires plus tôt, un astronef s’était engagé, emportant son amour, dont il n’avait d’ailleurs jamais connu que des simulacres.
Des heures passèrent.
On ne savait plus guère où était la réalité. Jusqu’alors, la radio et la sidérotélé avaient bien fonctionné, et les deux cosmonautes demeuraient en rapport avec Verga, qui suivait anxieusement leur voyage, prêt à les rappeler en cas de péril.
Quel péril, d’ailleurs pouvait les menacer, puisque, devant eux, il n’y avait rien ?
Pas même un fantôme lumineux de Syrrax ou de Hobbals. Un de ces êtres illusoires derrière le front desquels Bruno Coqdor avait vainement cherché à trouver une pensée propre, puisqu’ils n’étaient que des robots agissant en fait automatiquement, selon les réactions qui avaient été celles de leurs modèles multimillénaires.
Non, aucun obstacle ne se dressait. Ils fonçaient vers l’éternité.
Une angoisse indicible s’emparait de l’âme de Spao et de celle de Coqdor. Ce plongeon dans le non-être engendrait en eux un état indicible, et sans la volonté de sauver à tout prix Luddy Clark de sa propre folie, ils eussent, sans tarder, rebroussé chemin.
Spao transpirait d’anxiété devant ce tableau de laseradar qui demeurait incroyablement vide et neutre.
Et puis tout à coup, il frémit, gronda :
– Coqdor ! Regardez !
– Un point ! Un objet !
– Oui ; c’est la soucoupe, assurément ; nous le rejoignons.
– Essayez de brancher la radio ! Si nous pouvions lui parler !…
Spao lança un appel sur les ondes. Jusqu’à nouvel avis, elles se propageaient dans cet effroyable vide, où leur présence semblait créer un prolongement de l’univers, un additif au cosmos.
Et puis sur un écran, parut un chaos d’images. Cela évolua un instant et, finalement, Spao réussit à sélectionner l’émission.
Luddy parut, Luddy aux commandes de sa soucoupe volante, Luddy qui les regardait.
Il semblait extasié. L’exaltation fébrile déjà remarquée par Coqdor s’était totalement emparée de lui. Il ne paraissait nullement se rendre compte de cette descente dans le puits de vide éternel, de cette échappée du cosmos qui violait toutes les lois humaines, naturelles et divines.
Un dialogue bref, nerveux, s’engagea.
– Luddy ! Reviens !
– Revenir ? Mais pourquoi ?
– Cette tentative est un sacrilège. Il y a une limite au monde. L’homme est souverain dans l’univers… pas au-delà !
– En vertu de quelle loi, Coqdor ?
– C’est une loi qui est inscrite depuis toujours au cœur de tous les hommes…
– Je me moque de cela ! Je vole au-devant de Strya ! Elle seule compte !
– Strya n’est plus, Luddy ! Depuis des temps incalculables ! Et tu as tué toi-même le dernier reflet existant d’elle !
– Qu’importe, puisque je vais la retrouver ! Strya vivante !…
– Tu vas vers la mort !
– Non, Coqdor, vers l’amour !
Spao s’énerva.
– Stupidité, Luddy ! Écoutez le langage raisonnable de votre ami Coqdor et ne lui répondez pas dans le style du courrier du cœur…
Sur l’écran, ils virent un pli dédaigneux sur le visage de Luddy.
– Pauvres humains ! Vous ne pouvez comprendre… Je vous plains et je voudrais…
À ce moment, l’image se brouilla et l’audition devint très parasitée.
Spao essaya vainement de redresser la situation, mais le contact était devenu impossible.
– Il a perdu l’esprit, murmura le Vénusien.
Cependant, il réglait le laseradar et, sur l’écran, on distinguait nettement les contours de la soucoupe, si la sidérotélé était devenu inutilisable.
– Curieux, dit encore l’astronaute de Vénus ; des parasites… Dans ce rien…
– Dans ce rien, répondit Coqdor, les choses n’ont plus de sens, plus de raison d’être ! Une liaison radio devient nulle ! Tout devient nul !
Spao frissonna.
– Vous me faites peur, Coqdor. Si votre raisonnement est exact…
– Eh bien ?
– Nous deviendrons nuls, nous aussi… comme Râx… comme notre soucoupe, et tous les objets qui nous entourent…
Sans lâcher les commandes, l’homme aux yeux verts le regarda.
– Je le redoute, Spao. Plus de sens… rien !
Mais ils poursuivirent cependant la fantastique équipée.
Les deux soucoupes étaient à distance constante et, comme le dit Coqdor, un peu plus tard, il était vraisemblable que cette distance ne varierait plus. Ils arriveraient à un moment où rien ne serait plus variable, parce que rien ne serait plus logique ni tangible.
– Alors… cette poursuite pourrait se poursuivre…
– …éternellement, Spao…
– Mais ce serait une damnation !
– Je le crains. Et peut-être est-ce vraiment cela, la damnation. L’état de ceux qui ont quitté le monde imprudemment, sans attendre l’heure fixée par la Providence, et qui errent, sans fin, infiniment plus rapides que la lumière et le temps, et cependant, demeurant en une immobilité absolue puisqu’elle n’aboutit et n’aboutira jamais au but naturel de l’homme : le divin.
Spao suait à grosses gouttes et Râx, toujours appuyé contre les genoux de son maître, s’était mis à gémir, en sifflements très atténués, mais incroyablement lugubres.
– Vous avez raison, Coqdor. Notre voyage est un crime. Pis encore : un péché sans pardon.
– Le nôtre, non. Parce que notre but est louable et que nous voulons sauver Luddy Clark.
– Sauve-t-on les hommes d’eux-mêmes, Coqdor ?
Le chevalier eut un fantôme de sourire en regardant le Vénusien. Il allait répondre quand ce dernier lui montra l’écran de laseradar.
– Qu’est-ce que cela ? Regardez…
L’image de la soucoupe, bien nette jusque-là, semblait se liquéfier, se déformer comme un objet entrevu à travers un milieu liquide, ou apparent sur un réseau d’ondes perturbées.
Les lignes et les couleurs se fondaient bizarrement en un capricieux mouvement chaotique, que nulle impulsion précise ne semblait engendrer.
– Formes et couleurs, lignes et ombres ne sont plus, murmura Coqdor. Toujours plus loin du monde, Luddy, avec sa soucoupe, va vers le néant.
– Alors, râla Spao, lui, dans l’engin, va perdre aussi sa consistance, ses formes, ses couleurs, ses lignes ?
– Hélas ! Spao. C’est cela !
Spao essaya encore le contact radio. Mais c’était le silence absolu, et Coqdor lui dit que c’était parfaitement logique, que Luddy, à bord de sa soucoupe, s’extirpait littéralement du cosmos créé et parvenait là où la contexture naturelle des êtres et des choses devenait inexistante parce qu’elle y aurait été absurde et sans nécessité.
– Mais, Coqdor… c’est donc la mort ?
– La mort ? Qu’est-ce que la mort ? Non ; nous appelons ainsi un passage, une mutation, un changement d’état, une libération de l’âme qui abandonne son enveloppe charnelle, nécessaire dans le cosmos. Ce qui arrive à Luddy Clark, c’est autre chose, c’est…
– Je ne veux pas le savoir ! hurla Spao, épouvanté. Je sais seulement que si nous continuons, il nous arrivera la même horrible chose… et pour l’éternité !
L’écran de laseradar leur apportait l’horrifique vision de l’annulation de la soucoupe dans laquelle l’être Luddy Clark, lui aussi, devait se trouver en état d’annulation.
Spao, bouleversé, sanglotant, supplia Coqdor de rebrousser chemin.
– C’est une folie ! Nous allons atteindre le même stade que lui et nous périrons. Plus que cela ! Comment exprimer par des mots ce qui va arriver ?
Coqdor souffrait atrocement. Il ne voulait pas abandonner Luddy, et il se disait que c’était sans espoir.
– Plus que la mort, Coqdor… la négation de l’être…
– Non. Le corps peut périr ou être annihilé, mais Luddy demeurera éternellement fixé dans sa pensée dernière : poursuite d’un amour qu’il n’atteindra jamais…
Il voulait tenter un dernier effort. Mais Spao ne pouvait trouver de contact. Tout était silence.
Peut-être, Coqdor se fût-il encore donné un dernier sursis, malgré tout, pour tenter l’impossible, pour essayer encore de rejoindre et de convaincre Luddy Clark, si un fait nouveau ne s’était produit.
Contre lui, il sentit frémir le corps de Râx. Le pstôr, averti par quelque instinct secret, se redressait, lançait un sifflement sinistre et se plaquait contre le plancher de la cabine, s’enveloppant totalement la tête de ses grandes ailes membraneuses.
– Il a peur… Qu’a-t-il senti ? gémit Spao.
Coqdor hésita une fraction d’instant et comprit. C’était l’avertissement suprême, le salut que le ciel lui envoyait. D’un geste violent, il fit tourner totalement le volant de commande et retourna littéralement la soucoupe dans le grand vide.
À ce moment même, sur l’écran, Coqdor et Spao virent apparaître une lumière – mais était-ce bien la lumière ? – quelque chose d’épouvantablement ardent et cependant blême comme une face de cadavre, un éclair lugubre, un reflet monstrueux émis par un flambeau qui semblait être le négatif de toute clarté.
Instinctivement, ils se voilèrent la face, au moment où la soucoupe retournait en arrière, vers le cosmos, vers Verga qui appelait désespérément ses compagnons et ne trouvait plus le contact, vers le salut, vers la vie…
Tandis que le Grand Rayon Livide, qui venait de se manifester, marquait pour l’éternité la séparation de Luddy Clark et de l’ordre immuable.
CHAPITRE IV
Il y avait des jours et des jours, c’est-à-dire des tours de cadran réglés sur la durée de la rotation de la Terre, que le Javelot avait quitté la dernière planète de la galaxie suprême et perdu de vue l’horrible lueur du Grand Rayon Livide.
On avait retrouvé le peuple Hôwa-Tal, assurant à ces simples que jamais plus ils ne reverraient les Hobbals et les Syrrax.
Le cosmaviso avait repéré l’entrée du tunnel, plongé en subespace, franchi les cent milliards d’années de lumière à travers un nombre formidable d’univers et émergé dans la 897.
Maintenant, le navire du commodore Verga, sa mission achevée, retournait vers Bételgeuse VI. De là, il regagnerait la Terre, la vieille planète des hommes.
Souvent, Verga, Coqdor, Spao et les autres parlaient de leur aventure et de la fin exceptionnelle de celui qui avait été le docteur Luddy Clark.
Spao était de repos, et il avait rejoint Coqdor au bar. Râx, près de son maître, bâillait et étirait ses grandes ailes, impatient de retrouver l’atmosphère d’une planète pour pouvoir s’y ébattre à son aise.
Naturellement, les deux amis parlaient encore de leur incursion dans le rien, et de l’effroi que leur avait apporté la vision toute proche du Grand Rayon Livide.
Coqdor jetait quelques morceaux de sucre au pstôr, qui en était friand, et le petit monstre ailé sifflait de joie.
Le Vénusien caressa le bouledogue-chauve-souris.
– Sans toi, vieux Râx, l’ami Coqdor ne renonçait pas, et nous étions perdus à notre tour !
– Seuls, ceux qui doivent être perdus le sont, ami Spao. Pauvre Luddy !
Il soupira. Le Vénusien fit écho à ce soupir. Mais il ne put s’empêcher de dire :
– Tout de même… Il était bien devenu dément. Il a fait tout cela au nom de ce qu’il appelait son amour. Et Strya n’était plus. Elle avait certes bien existé, mais des millions d’années plus tôt ! Elle aussi, avec ses compagnons syrrax, est figée au-delà du Grand Rayon ! Ils ne se rencontreront jamais, Luddy et elle !
– Que voulez-vous, Spao… Il l’aimait !
Spao eut un imperceptible haussement d’épaules.
– Je comprends l’amour, quand il s’agit d’une femme, d’un être réel, une âme enrobée de chair et qu’on peut serrer dans ses bras. Mais Luddy n’a jamais vu Strya autrement qu’à l’état de photo ou de film ! Il n’aimait que sa propre pensée, une entité, un fantôme…
Coqdor s’était appuyé à un hublot et tournait le dos à Spao. Le Vénusien crut pourtant l’entendre murmurer :
– Il n’est pas le seul dans ce cas…
Son regard errait dans le champ des étoiles…
FIN